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ANALYSES. — LIARD. Descartes.

esprit individuel. Et, comme nous ne les embrassons pas toujours d’un regard immédiat, d’une intuition constante et continue, comme notre mémoire a ses défaillances et qu’elle est soumise à la loi du temps, ces objets pourraient à la rigueur ne plus être après que nous avons cessé d’y penser ; c’est pourquoi il faut, ici encore, invoquer la véracité divine.

Une fois élucidée cette importante question de la certitude, M. Liard consacre d’intéressants chapitres, sur lesquels nous sommes forcé de passer rapidement, à l’idée de Dieu, puis à l’étude de l’homme, qui comprend l’entendement, la volonté et les rapports de l’âme et du corps. La question des rapports de l’âme et du corps est une des plus embarrassantes de toute la philosophie cartésienne ; la solution qu’en donne Descartes dans une lettre à la princesse Elisabeth n’est pas fort claire. Il semble, comme dit M. Liard, que ce problème, « un des plus importants de la métaphysique, l’ait importuné ; il le résout brièvement, en passant, en ébauche pour ainsi dire. Au fond, la solution qu’il en indique est une esquisse des solutions plus élaborées qu’en présenteront plus plus tard Malebranche et Leibnitz. » À serrer de près les conséquences des principes posés au début, on arriverait à une sorte d’idéalisme ; en fin de compte, il semble que l’étendue soit pour Descartes « une pensée qui ne se pense pas ». — « L’idéalisme, dit M. Liard, est le dernier mot du système ; non pas cet idéalisme subjectif qui lie le sort de la nature à celui de l’esprit, mais un idéalisme objectif, qui, tout en faisant dépendre la nature d’une cause suprême, extérieure à l’esprit humain, en fixe l’essence dans les idées conçues par l’entendement. Le monde extérieur, sans être l’esprit, serait donc d’essence idéale ; dès lors la correspondance de la pensée et de l’étendue ne serait plus un miracle, puisque les phénomènes étendus et figurés sont au fond des idées, « qui sont naturellement en nous, » et que nous croyons être des choses hors de nous, en vertu d’une tendance invincible de notre nature, justifiée par la dialectique. » M. Liard ne touche ce point qu’avec discrétion ; il s’interdit de forcer le secret de Descartes, s’il en eut un. Il a raison. À vouloir trouver à toute force le dernier mot d’un système, on court trop le risque d’y voir ce qu’on lui prête et ce que l’auteur n’a jamais songé à y mettre.

Enfin, un dernier chapitre marque l’unité de la philosophie cartésienne, signale les points par où les systèmes ultérieurs s’y rattachent, et résumant les diverses idées mises en lumière au cours de l’ouvrage, permet de juger d’ensemble, en ses hardis et fermes contours, le monument nouveau que M. Liard a élevé à la philosophie cartésienne,


Victor Brochard.