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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

conde raison que nous avons indiquée est la nature spéciale de l’air. Ce fluide dans lequel nous sommes plongés est d’une transparence à peu près parfaite, ce qui permet à notre regard d’atteindre des objets situés à une grande distance sans recevoir aucune sensation de la masse d’air interposée, et nous donne ainsi la notion du vide visuel. Il est de plus presque impalpable, tant sa densité est légère, de sorte que, lorsque notre main va d’un objet à un autre, elle ne reçoit de l’air qu’elle traverse aucune sensation, et nous pouvons nous imaginer qu’elle se promène dans le vide. Mais supposez que les conditions de notre existence soient changées et que nous puissions sentir le frottement des molécules de l’air sur notre peau ; alors il nous serait fort difficile de nous représenter le vide tactile. C’est tout au. plus si, dans la série continue de nos sensations, nous constaterions quelques variations d’intensité, à peu près comme lorsque nous plongeons notre main dans un tas de sable où çà et là nous rencontrons quelques cailloux.

Pour passer de la conception de l’étendue vide à celle de l’espace, il ne nous reste plus qu’à faire abstraction des limites mêmes de cette étendue. Nous avons alors l’idée non plus d’un vide borné par des corps matériels, mais du vide illimité, absolu. Cette nouvelle idée, étant tout à fait abstraite, ne fournit plus aucune matière à nos représentations ; aussi nous est-il impossible d’imaginer l’espace. Si nous essayons de nous le représenter, nous sommes obligés de lui rendre des limites et par conséquent de retomber dans la notion précédente : nous nous figurons, par exemple, une sorte d’abîme dont les parois iraient toujours s’élargissant ; ou encore un grand vide au delà duquel il n’y aurait plus que du noir. Comme on le voit, ce que nous concevons alors, ce n’est plus l’espace, mais l’étendue vide ; et même, dans cette étendue vide, ce que nous concevons réellement, ce n’est pas le vide lui-même, mais le plein qui l’entoure. Réduite à ce qui la constitue en propre, l’idée d’espace est toute négative ; c’est l’idée du vide ; c’est l’idée du néant. Cette idée peut trouver place dans les opérations intellectuelles, où la négation a une utilité si grande ; mais de sa définition même, comme aussi de l’histoire de sa formation, il résulte qu’elle ne peut correspondre à rien de positif. On s’est pourtant demandé si l’espace était quelque chose de réel en soi ; s’il était infini, ou indéfini, ou fini ; si nous pouvions le concevoir comme anéanti ; s’il nous était donné par l’expérience, ou s’il était antérieur à l’expérience même, etc. Dans les phrases que vous venez de lire, au mot d’espace substituez les mots synonymes de vide ou de néant, et vous comprendrez l’inanité de ces problèmes sur lesquels s’est pendant si longtemps exercée la subtilité des philosophes.