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pour lui aucun intérêt. Il est probable même que si quelqu’un l’eût, à son tour, questionné sur ce point, il l’eût déclaré oiseux, et inutile. Ce qui uniquement le préoccupe, c’est le but moral qui doit être assigné à chacun des arts. Cela est conforme à toute sa doctrine de l’identité du bien et du beau (κάλον κ’ἄγαθον), du beau et de l’utile (χρήσιμον). L’idée du bien, à ses yeux, absorbe tout le reste. Dès lors, les beaux-arts ne diffèrent entre eux que par leur degré de moralité et d’utilité. Beaux-arts et arts utiles se confondent, ou la différence n’est pas essentielle. L’armurier Pistias, qui fabrique de bonnes et fortes armures et des boucliers propres à défendre le soldat à la guerre, est un artiste (δημιουργός) au même titre que le peintre Parrhasius, le statuaire Cliton ou même Phidias. Il y a plus, Socrate, on le sait, contrairement au préjugé antique, cherche à relever les arts manuels. Ceux-ci, selon lui, n’ont plus rien de servile dès qu’ils contribuent à affranchir l’homme du besoin (Mém., II, 8). À ce point de vue, les arts de la vie et toutes les professions ne diffèrent entre eux que par leur degré d’utilité ou par l’intelligence et le talent qu’ils nécessitent, mais leur essence générique et spécifique est la même. Lui-même, Socrate, en cessant d’être sculpteur, a quitté un art pour un autre. Cet art, c’est la dialectique, qu’il nomme maieutique. En rappelant la profession de sa mère, il ne fait pas de métaphore, et son ironie est tout à fait sérieuse. Il admet, il est vrai, la différence des arts de l’âme et de ceux du corps, de la musique et de la gymnastique, etc. ; mais leur but est le même : c’est la santé morale qui, dans l’homme, résulte de l’équilibre des deux parties de son être et de l’accomplissement régulier de leurs fonctions. L’âme et le corps sont comme deux instruments qu’il faut mettre d’accord. La morale, l’art de bien faire, εὐ πράττειν, qui est aussi l’art d’être heureux (Mem. III, 14), voilà le grand art. Socrate ne distingue pas davantage les arts des sciences. La morale est une science (ἐπιστήμη) et il appelait toutes les vertus des sciences, πασας επιστημας. La distinction pour lui n’est qu’entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais, l’utile et le nuisible. Les sophistes qu’il combat sont aussi des artistes, d’habiles quoique dangereux artistes. Leur art, c’est l’art de tromper les hommes par de faux raisonnements et d’artificieuses paroles, l’art de composer de beaux discours propres à flatter l’oreille, à séduire le vulgaire et les ignorants (V. Platon : Gorgias), art qui doit être assimilé à la cuisine. Protagoras professe un autre art plus sérieux, l’art d’élever les hommes (παιδεύειν ἀνθρώπους. Plat., Prot.). Les sophistes se disent habiles dans tous les arts, et ils enseignent l’art universel ; cet art est la rhétorique, l’art de la persuasion qui a la vertu de tous les autres arts.