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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

notre âme par le mode majeur et le mode mineur ? Et à force de revenir sur cette pensée, je croyais enfin avoir saisi le mot de l’énigme. L’accord en mode mineur, dis-je, est une harmonie : partant, il est agréable, et l’âme s’y repose. Mais comme ce n’est pas une harmonie parfaite, telle que le majeur, le repos et le contentement qu’on y trouve ne sont pas complets. »

Je constaterai d’abord que M. F. Bonatelli se rencontre avec moi à deux endroits très importants. Là où j’écris : harmonie troublée, il écrit : harmonie imparfaite ; là où je dis : tristesse, inquiétude, il dit, de son côté, contentement incomplet, repos incomplet. À ces deux ressemblances entre nous s’en joint une autre. Après avoir cherché et donné les raisons puisées dans la constitution harmonique des deux modes, il s’aperçoit qu’il y a aussi des raisons à signaler dans la constitution de la mélodie, et il met, au bas de la page, cette courte note : « Ce qui est dit ici de l’harmonie peut être appliqué aisément à la mélodie, vu que l’une n’est que le développement de l’autre, l’une est l’autre en mouvement. Les sons en sont au fond identiques. »

Nos ressemblances sont donc grandes. Nos différences le sont beaucoup moins. Elles disparaîtront si M. Bonatelli adhère à mes propositions précédentes, qui sont d’étudier en premier lieu la constitution mélodique et les effets psychologiques des modes, puis d’en développer suffisamment l’analyse au point de vue du pouvoir expressif de la marche sonore ; et enfin de considérer les accords comme le renforcement, non comme la cause créatrice du caractère modal.

Le travail auquel nous venons de nous livrer a montré une nouvelle analogie de la musique symphonique avec la voix. Il avait paru établi que la musique instrumentale, quand elle exprime les tristesses sonores de la nature, est une voix traînante comme les bruits de la nature sont trainants, mais avec cette différence que la voix instrumentale, même traînante, procède par intervalles musicaux. La nouvelle analogie, dégagée par l’étude du mode mineur, consiste en ce que les voix instrumentales, dans ce mode, sont troublées et troublantes, comme les bruits de la nature, mais cette fois encore avec les différences diatoniques déjà notées.

Grâce à ce caractère troublé et musical néanmoins, la musique instrumentale, mieux que la musique vocale, est en état de rendre quelque chose du trouble, du désordre, du mouvement matériel des éléments, parce que la musique vocale garde toujours à un plus haut degré sa marque humaine. D’autre part, cependant, comme la musique instrumentale est une voix, nous ne pouvons nous empé-