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3o Mais l’esprit ne peut s’arrêter à ce degré et à cette forme encore matérielle et objective ; sa nature est de se replier sur lui-même, d’acquérir le sentiment de sa personnalité de son individualité. Si donc il veut s’exprimer par des emblèmes sensibles, il à besoin de formes plus idéales, moins matérielles qu’il se crée lui-même. Il abandonne sa forme corporelle ou plastique et ses trois dimensions. Il lui faut des matériaux plus riches, plus variés, plus de vivacité, de profondeur dans l’expression. Il en résulte que le mode d’expression, l’étendue avec ses trois dimensions, ou la forme plastique, doit faire place à un autre mode de représentation. Cette nouvelle forme plus spirituelle, c’est l’apparence visible, qui, combinée avec la couleur, la perspective, le jeu de la lumière et des ombres, acquiert une plus haute expression, permet aux objets de se presser et de se distribuer sur une même surface. Tel est l’objet de la peinture.

4o Nais dans cette évolution progressive, la musique ira plus loin encore, et un rôle particulier lui est assigné. Avec elle commence une nouvelle série, qui n’est plus celle des arts figuratifs. L’esprit ne peut rester ainsi dans le domaine des apparences extérieures, de l’étendue ou de l’espace. Rentré en soi, concentré en lui-même, il Y découvre une région nouvelle, il trouve en lui-même un autre domaine, qui n’est pas encore celui de la pensée, mais lé sentiment, sa vie intime, ses joies et ses souffrances, tous les mouvements intérieurs de l’âme. C’est là un plus haut idéal. Pour exprimer ce nouvel idéal, il a besoin d’un mode de représentation et d’expression qui lui corresponde. Il lui est donné dans un phénomène encore sensible, mais plus immatériel, qui est sur la limite des deux mondes, le son, que l’art façonne selon les lois de l’harmonie et de la mélodie, signe merveilleusement propre à exprimer tous les sentiments de l’âme. À la fois matériel et immatériel, le son, la vibration instantanée d’une matière sonore lui fournit ce signe, éminemment expressif, capable de suivre le sentiment dans toutes ses nuances et ses combinaisons, et de remuer l’âme dans ses profondeurs.

À mesure qu’on avance dans la série des arts, on s’éloigne de plus en plus de la matière et se rapproche de l’esprit. Les signes dont L’art dispose acquièrent eux-mêmes un plus haut degré de spiritualité.

5o L’affranchissement total s’opère dans la poésie, l’art par excellence, l’art universel, comme l’avaient fort bien vu les prédécesseurs. Son signe est la parole. Cet art de la parole remplace la forme, l’apparence visible, la couleur, le son expressif et harmonieux par un signe en lui-même privé de sens, mais par là même capable d’exprimer toutes les conceptions de l’esprit, toutes les nuances de