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pénétrer dans la prison des sens, « est revêtue d’une lumière subtile ; elle est en liberté de parcourir les mondes, d’agir sur les éléments, de les ordonner et de les féconder selon qu’il lui semble expédient[1]. » N’est-ce pas le véritable commentaire du mot d’Héraclite ? « Mort des dieux, vie des hommes ; mort des hommes, vie des dieux » (fr. 62).

On ne peut nier que la croyance aux daimones, aux génies qui ont inspiré les héros pendant leur vie, ne soit une antique croyance aryenne. M. Fustel de Coulanges l’a mise en relief dans son beau livre sur La Cité antique ; en tout cas, elle est très précise dans Hésiode. Mais il est également remarquable que cette croyance semble absolument oubliée dans les poèmes homériques, et, d’autre part, qu’on la retrouve accusée seulement chez les sages que la tradition met en rapport avec l’Égypte, Thalès et Pythagore, ainsi que chez Héraclite, incontestablement plus égyptien que l’un et l’autre. Ce fait ne concorde-t-il pas avec cette vérité hors de doute que les Égyptiens étaient les plus religieux (superstitieux) de tous les hommes, et que la croyance aux démons était chez eux poussée plus loin qu’elle ne l’a jamais été en Grèce ?

Si c’est par la respiration qu’Héraclite nous met en communication avec l’âme universelle, ne retrouve-t-on pas là les « souffles de vie que Rà distribue aux hommes » ? Le fragment 25, « que les âmes sentent dans l’Hadès, » semble traduit du Livre des morts.

Arrêtons ici ces rapprochements, suffisants pour montrer que, si un philosophe a subi l’influence égyptienne, c’est incontestablement Héraclite ; ils permettent aussi de constater les limites de cette influence, qui, de fait, n’a pas altéré le caractère profondément grec du penseur. Esprit essentiellement religieux, mais d’une religion plus haute que celle du vulgaire, il a cherché la vérité cachée sous les symboles et les fables ; mais il ne l’a pas cherchée seulement en Grèce ; depuis longtemps, les Ioniens rapportaient des bords du Nil, comme un des fruits de leur commerce, des mythes moins défigurés que les leurs et qui s’offraient à eux comme infiniment plus anciens. Ils ne pouvaient manquer d’attirer l’attention de l’Éphésien, et ce fut là qu’il trouva la clef de l’énigme qu’il cherchait. Elle n’était point telle qu’il pût se sentir inspiré de l’ardeur et de la foi qui en eût fait l’apôtre d’une religion plus pure, le réformateur d’un culte entaché de singulières bizarreries. Mais il voulut au moins tenter la contre-partie des essais des physiologues milésiens, et il introduisit la théologie dans l’étude de la nature, qu’ils

  1. Maspéro, Histoire ancienne, etc. p. 39.