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vague, plus il est indispensable qu’il renferme comme attribut la conscience, et cela suffit.

Se demander si Héraclite s’est déjà posé la question et répondre que rien n’est moins vraisemblable, serait juste s’il s’agissait de l’inconscience ; mais, dans le cas actuel, on arrive ainsi au contre-pied de la vérité. Si la question n’était pas posée, c’est que la réponse affirmative allait de soi à une époque où les personnifications mythiques formaient le fonds de l’héritage intellectuel. L’Éon d’Héraclite est conscient, sinon comme le Zeus d’Homère, au moins comme le Dieu de Xénophane, et sans doute aussi comme le Ciel d’Anaximandre. Ce sont les atomistes qui les premier sont banni la conscience du monde.

Si Héraclite s’était représenté comme un moi la raison qui gouverne le monde, continue Zeller, il n’aurait jamais pu considérer en même temps cette raison comme la substance dont les transformations produisent toutes choses. Pourquoi ? À la vérité, il ne la distingue pas de la matière, mais il la concentre dans une forme particulière de celle-ci. C’était le dernier pas à faire avant Anaxagore ; il n’en est que plus clair qu’avant ce dernier la conscience humaine était attribuée à une substance matérielle, et que rien n’était dès lors plus simple que d’attribuer une conscience divine à tout ou partie de la matière universelle. Il suffit, pour le reconnaître, de pouvoir, un moment, oublier Descartes.

Zeller ne me paraît donc pas avoir vu juste sur ce point ; il soufève des difficultés qui ne sont pas réelles, et en introduisant les distinctions toutes modernes du subjectif et de l’objectif, après avoir bien remarqué qu’elles n’existaient nullement alors, les emploie au fond pour conclure. C’est surtout qu’il méconnaît ce fait indéniable que, si les concepts de conscience et de personnalité n’étaient nullement éclaircis, les notions vulgaires correspondantes n’en étaient que plus vivaces alors, plus prêtes à servir d’attributs affirmés par l’imagination, sinon par le raisonnement.

La difficulté véritable est tout autre, et, pour la bien saisir, il faut se rappeler quelle a été réellement l’origine de l’élaboration du concept de la personnalité. C’est la théologie qui sur ce point a mené la discussion, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, à l’occasion du dogme de la Trinité, plus tard sur celui de la grâce.

Comment une distinction de personnes et de consciences peut-elle se concilier avec une unité de substance ? Comment le for intérieur de chacun de nous peut-il être accessible à une intelligence à laquelle on veut accorder la suprématie et l’universalité ? Pour peu qu’on y réfléchisse, il est évident que ces problèmes sont soulevés presque identiquement par les croyances d’Héraclite. Si le feu divin possède