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TANNERY. — héraclite et le concept de logos

une intelligence, une conscience propre, s’il est effectivement la véritable substance dont l’âme humaine est formée, comment concilier cette conscience universelle et les consciences particulières ?

Dire qu’Héraclite s’est nettement posé ce problème, serait évidemment trop s’avancer. Le seul fragment (58) où il semble quelque peu indiqué : « Il faut donc suivre ce qui est commun ; le logos est commun, mais la plupart des hommes vivent comme s’ils avaient une sagesse propre, » paraît avoir principalement une signification éthique, et il ne peut guère ainsi être entendu dans le pur sens stoïcien. Mais les sectateurs du Portique n’ont pas eux-mêmes suffisamment agité la question, les solutions qu’ont données les théologiens du christianisme le prouvent assez et nous indiquent en même temps celle qu’eût sans doute adoptée Héraclite, s’il avait envisagé le problème de face. Comme eux, il eût nié les difficultés, ne pouvant autrement les résoudre.

En tout cas, l’Éphésien n’avait certes pas renfermé dans son livre ténébreux d’énigme plus indéchiffrable que celle-là. La question de l’unité ou de la pluralité était désormais soulevée plus ou moins explicitement, non plus pour la matière ou la substance en général, mais bien pour les faits de conscience en particulier. À l’opposé de ce qui avait lieu pour la matière, l’opinion vulgaire se prononçait évidemment alors, comme encore aujourd’hui, pour la pluralité. La conscience apparaît en effet à chacun comme « une monade fermée » dont il peut à volonté révéler ou cacher les mystères. Les dieux hellènes étaient conçus sur ce type, et leur multiplication indéfinie allait dès lors de soi.

Voici un penseur qui, plus ou moins obscurément, éveille l’idée de l’alternative opposée, qui, tout en laissant leur liberté aux consciences particulières, les soumet à la connaissance et à l’action d’une conscience universelle, d’une sagesse suprême, d’un Logos « qui anime tout homme venant en ce monde ». C’est là le levain dont la fermentation dissoudra les croyances de l’antique polythéisme, tout en préparant celles des temps nouveaux.

La question touche avant tout la religion ; aussi a-t-elle été débattue dogmatiquement la plupart du temps, ce qui n’était guère une condition favorable pour le progrès. Elle n’a donc pas sensiblement avancé ; d’ailleurs elle paraît, par sa nature même, appartenir aux régions les plus ardues de la métaphysique, au plus lointain domaine de l’inconnaissable.

Et cependant les récents progrès de la science viennent à leur tour de soulever un problème tout à fait analogue au fond, malgré sa limitation toute spéciale, et dont la solution, si elle était possible,