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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

nous montre à chaque instant la transformation des corps par l’effet de l’incorporation ou de la soustraction d’un certain travail. Qui ignore que le phosphore blanc et le phosphore rouge se comportent comme deux corps de nature et de propriétés absolument différentes ? On sait qu’on obtient celui-ci en chauffant celui-là sous pression à l’abri de l’air. D’où acquièrent-ils donc l’un et l’autre les qualités qui les distinguent, sinon de l’élaboration qu’on leur a fait subir, du travail qu’on a incorporé à celui-là, qu’on a soustrait à celui-ci, d’où résulte un changement de structure intérieure ? On dira tantôt la nature de ce changement.

Le diamant de même se change en graphite ou en charbon amorphe. Sous chacune de ces formes, il a un aspect et des marques propres. Pourquoi croyons-nous que le phosphore blanc et le phosphore rouge sont un seul et même corps ? Pourquoi, en dépit des apparences, identifions-nous en quelque sorte le diamant, le graphite et le charbon ? Uniquement parce que l’expérience nous révèle qu’on peut les faire passer d’une forme à une autre sans perte ou addition de substance. Voilà en effet la seule propriété (ou presque la seule) qu’ils ont en commun. Si ce n’était que nous voyons s’opérer sous nos yeux, parfois aussi souvent que nous le voulons, la transfiguration du phosphore blanc en phosphore rouge, du diamant en graphite, nous croirions difficilement à sa possibilité. Mais il y a une chose que nous ne voyons pas et qui pourtant est essentielle : c’est le travail moléculaire qui se fait dans ces corps pendant la métamorphose, et qui se fixe dans le nouveau produit. Ce travail ne se traduit pas en poids, mais il fait de la matière ce qu’elle est.

Le nouveau produit n’a rien ou presque rien conservé des propriétés de l’ancien, si ce n’est, et encore pas toujours, la faculté de les reconquérir en reprenant la forme qu’il a quittée. Peut-on après cela accorder des propriétés immuables à la matière, fût-ce à celle des corps simples ? Cette immuabilité ne lui est-elle pas attribuée en vertu d’une vue spéculative, qui peut nous aider dans nos recherches d’explications physiques et les régulariser, mais qui n’a pas plus de fondement réel que l’opinion contraire ? La matière dite immuable n’est que le substratum que nous voyons ou croyons capable de passer par des états différents sans perte ni addition de poids.