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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

Je crois avoir démontré qu’il est peu probable qu’avec les corps simples de nos laboratoires nous puissions former de l’albumine vivante. Affirmer le contraire, au nom du positivisme, c’est discréditer le positivisme, qui en soi est une excellente chose. Le positivisme doit être cette disposition de l’esprit à n’avancer rien sans preuve ou sans quelques preuves. Certes, je ne veux pas imposer au positiviste l’obligation de suspendre son jugement jusqu’à ce qu’il soit sûr de ne pas se tromper — il devrait s’interdire d’avancer que 2 et 3 font 5, car, en thèse générale, on ne peut se porter garant de l’exactitude d’une addition. Mais voici à quoi nous sommes tenus : nous devons accorder à chacun de nos jugements le degré de probabilité que nous lui reconnaissons en conscience. Je joue à la roulette, et je mets sur rouge ; mon voisin met sur un simple numéro noir. Ma chance est dix-huit fois plus considérable que la sienne. Il gagne néanmoins, et moi je perds. Me suis-je trompé ? Nullement, Je n’ai pas assuré que je gagnerais ni que lui perdrait. Avant comme après l’événement, mon jugement de probabilité était correct,

Il en est de même dans le cas présent. Entre ces deux doctrines, l’une qui met au début la mort et qui veut en faire sortir la vie, ou, si l’on veut, qui doue les atomes de propriétés constantes et immuables et qui veut en faire sortir la variété et la mobilité, et cette autre doctrine qui prétend que le vivant ne peut sortir que du vivant, la probabilité scientifique est pour cette dernière. De part et d’autre, il n’y a pas de certitude ; mais, pesant les arguments connus aujourd’hui pour et contre, je trouve que la balance penche à droite et non à gauche : rien de plus.

S’avise-t-on de vouloir constituer la matière pesante avec des atomes sans pesanteur, la matière changeante et mobile avec des atomes invariables et immobiles, la matière polarisée avec des atomes non polarisés ? Pour expliquer les combinaisons des corps simples, ne les gratifie-t-on pas de vertus combinatives sous le nom d’affinités ? et leurs dissociations, ne les attribue-t-on pas à des propriétés répulsives ? En quoi ce procédé commode, mais à coup sûr logique, ne s’appliquerait-il pas à la vie ? Qu’y a-t-il de scientifique à vouloir créer des combinaisons essentiellement instables avec des atomes définis par certains genres d’affinités conduisant toujours à des combinaisons stable : Où trouve-t-on dans la nature dite brute des phénomènes analogues à la nutrition et à la génération ?

Or ce que je dis ici de la vie s’applique à plus forte raison à la sensibilité et à l’intelligence. C’est, je le répète, compromettre le beau nom de science positive que de vouloir, dans l’état actuel de nos connaissances, soutenir au nom du positivisme que ces facultés