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sont dues à un arrangement de molécules en soi inintelligentes et insensibles. Que l’on soit déterministe, je le conçois encore ; rien n’est plus simple que de nier ce qu’on ne s’explique pas et de trancher un problème en supprimant l’une des données ; que l’on soutienne que les sociétés humaines, la civilisation, le progrès sont régis par des lois fatales, je trouve la chose parfaitement logique. Mais ce que je juge insensé, c’est de vouloir échafauder la morale, le devoir, le droit, un système de récompenses et de peines, la gloire, la flétrissure, sur la prédétermination de toutes choses. Et ceux qui viennent, au nom de leur science positive, me prétendre que je ne suis pas libre lorsque je sens ma liberté, me rendent cette science suspecte à bon droit, de même que je me défie d’un médecin qui, pour me délivrer du mal que je ressens, se borne à en nier l’existence.

Ayant donc à rendre compte de la vie libre de certains êtres, au moins de la liberté que je constate en moi-même, que je crois constater par analogie chez mes semblables et chez les animaux, et qui à mes yeux les caractérisent comme sensibles et intelligents, je ne trouve pour le moment rien de plus commode, de plus logique, de plus scientifique que de mettre le principe de la liberté, de la sensibilité, de l’intelligence dans l’un ou l’autre ou dans tous les éléments d’où est sorti l’univers.

Je le disais dans mon étude sur la liberté[1] : « Que ce principe soit et reste dispersé dans tous les atomes, ou soit l’attribut propre de certains composés privilégiés, ou bien qu’il s’identifie avec un Dieu créateur et ordonnateur providentiel des forces, nous n’avons pas à le décider. Cependant l’homme à lui seul, dans sa conscience et dans ses actes, se dresse comme une protestation éclatante autant contre la dernière de ces hypothèses que contre le déterminisme. » Restent les deux autres hypothèses. Je me prononce aujourd’hui pour la première.

Maintenant ai-je une foi absolue dans cette solution ? Pas le moins du monde, et je me réserve de la rejeter demain si l’on en trouve une meilleure. Mais je dis ceci : entre cette solution et la solution donnée par une certaine école qui s’adjuge le monopole du positivisme, la moins plausible et par suite la moins réellement positive n’est pas celle-là. Elucubrations pour élucubrations, celles qui s’attachent le plus à la réalité ne se rencontrent pas là où l’on s’attendrait à les trouver. — Je reviens à mon sujet.

Ainsi donc, pas d’équivoque : quand j’avance que les éléments primordiaux sont libres, je ne donne pas à ce dernier mot le sens qu’il

  1. Revue philos., juin 1882, p. 638.