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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

a en chimie. La liberté telle que je l’entends ici, c’est la liberté psychique, la liberté de retarder la transformation de l’instable en stable, en termes ordinaires, la liberté de ne se décider qu’après délibération, et cette liberté ne va pas sans la possibilité d’un choix et sans l’intelligence. Le choix suppose la connaissance des choses à choisir, et cette connaissance est le fruit de la sensibilité et de l’expérience. Or avant toute expérience, avant toute connaissance, il ne peut être question de choix et encore moins de délibération. Les éléments erraient donc au gré de leurs caprices — qu’on me pardonne pour cette métaphore : ils n’avaient pas encore de caprices ; disons plutôt qu’ils erraient au hasard. — Mais il n’en pouvait être longtemps ainsi. Les rencontres produisirent des chocs, et de ces chocs plus ou moins agréables ou désagréables naquirent les affinités et les répugnances, les amours et les haines, aurait dit Empédocle. Les éléments eurent des désirs et des craintes, recherchèrent ou évitèrent certaines unions ; leur nature individuelle se manifesta par des phénomènes propres de relation ; ils acquirent des habitudes qui devinrent ce que nous appelons leurs lois : en un mot, ils apprirent à faire le sacrifice d’une partie de leur liberté pour jouir d’une paix relative et se mettre à l’abri des contacts hostiles. C’est ainsi qu’un émigrant, sans renier son caractère national, sait s’adapter aux mœurs de sa patrie adoptive, et que, en général, chacun de nous se fait à son entourage.

Nous ne changeons donc rien aux lois physiques et chimiques établies, et nous ne dévoilons pas leur origine dernière. Nous ne faisons que donner une âme aux éléments. Au lieu de dire que l’oxygène a de l’affinité pour l’hydrogène, nous disons qu’il le désire, et que ce désir, fortifié par l’habitude, a eu pour première incitation l’expérience suivie de choix intelligents. Les lois sont donc les résidus d’actes primitivement libres. Nous constatons d’ailleurs le désir en nous et chez les animaux et chez les plantes elles-mêmes peut-être. Selon l’avis de M. Grant Allen[1], n’est-ce pas pour plaire aux insectes ou pour dérober le précieux germe à la rapacité des oiseaux que la fleur ou les fruits se parent des plus séduisantes couleurs ? Et comment espérerait-on expliquer autrement l’apparition du désir ?

Nous disions au paragraphe précédent que toute sensation précipite du stable. Nous pourrions retourner la proposition et dire que toute précipitation de stable est accompagnée d’une sensation. Mais ce serait peut-être aller trop loin et soulever des controverses sans fin. Nous constatons en nous encore de la sensation au moment où l’oxygène brûlant notre sang produit de l’acide carbonique ; seule-

  1. Voir mon article dans la Revue scientifique du 24 mai 1879.