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la civilisation est la multiplication ou le remplacement graduels des besoins autant que l’accumulation et la substitution graduelles des industries et des arts. — D’autre part, l’homme n’imite pas toujours pour le plaisir d’imiter soit ses ancêtres, soit les étrangers ses contemporains. Parmi les inventions qui s’offrent à son imitation, parmi les découvertes ou idées théoriques qui s’offrent à son adhésion (à son imitation intellectuelle,) il imite, il adopte seulement le plus souvent, ou de plus en plus, celles qui lui paraissent utiles ou vraies. C’est donc la recherche de l’utilité et de la vérité, non le penchant à limitation, qui caractérise l’homme social, et la civilisation pourrait être définie l’utilisation croissante des travaux, la vérification croissante des pensées, bien plutôt que l’assimilation croissante des activités musculaires et cérébrales.

Je réponds en rappelant d’abord que, le besoin d’un objet ne pouvant précéder sa notion, aucun besoin social n’a pu être antérieur à l’invention qui a permis de concevoir la denrée, l’article, le service propre à la satisfaire. Il est vrai que cette invention a été la réponse à un désir vague, que, par exemple, l’idée du télégraphe électrique a répondu au problème, depuis longtemps posé, d’une communication épistolaire plus rapide ; mais c’est en se spécifiant de la sorte que ce désir s’est répandu et fortifié, qu’il est né au monde social ; et lui-même d’ailleurs n’a-t-il pas toujours été développé par une invention ou une suite d’inventions plus anciennes, soit, dans l’exemple choisi, par l’établissement des postes, puis du télégraphe aérien ? Je n’excepte pas même les besoins physiques, lesquels ne deviennent forces sociales, eux aussi, que par une spécification analogue, la faim notamment, qui s’appelle en Europe de besoin de pain, en Asie le besoin de riz. Il est trop clair que le besoin de fumer, de prendre du café, du thé, etc., n’a apparu qu’après la découverte du café, du thé, du tabac. Autre exemple entre mille. « Le vêtement ne suit pas la’pudeur, dit très bien M. Wiener (Le Pérou) ; mais au contraire la pudeur se manifeste à la suite du vêtement, c’est-à-dire que le vêtement qui cache elle ou telle partie du corps humain fait paraître inconvenante la nudité de cette partie qu’on a l’habitude de voir couverte. » En d’autres termes, le besoin d’être vêtu, en tant que besoin social, a pour cause la découverte du vêtement et de tel vêtement. Loin d’être le simple effet des nécessités sociales, donc, les inventions en sont la cause, et je ne crois pas les avoir surfaites. Si les inventeurs un moment donné tournent en général leur imagination du côté que leur indiquent les besoins vagues du public, il ne faut pas oublier, je le répète, que le public a été poussé dans le sens de ces besoins par des inventeurs antérieurs, qui eux-mêmes ont cédé à l’influence indirecte