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multiples une invention donnée, à reconnaître sous le cloître l’atrium, sous l’église romaine le prétoire du magistrat romain, sous la chaise curule le siège étrusque, ou bien à tracer les limites du domaine où une invention, en se propageant par degrés, s’est répandue et que, pour des raisons à rechercher (toujours, à notre avis, par suite de la concurrence d’inventions rivales), elle n’a pu franchir ; ou bien à étudier les effets du croisement des diverses inventions qui, à force de se propager, se sont rencontrées enfin dans un cerveau imaginatif.

Ces érudits, en un mot, envisagent par force et peut-être à leur insu le monde social du passé à un point de vue de plus en plus rapproché de celui auquel je prétends que le sociologiste devrait se placer sciemment et volontairement. À la différence des historiens qui ne considèrent dans l’histoire que des individus en concours ou en conflit, c’est-à-dire des bras et des jambes aussi bien que des cerveaux, et, dans ces cerveaux, des idées et des désirs de provenances les plus diverses, parmi lesquels il s’en glisse ça et là de nouveaux, de personnels, présentés pêle-mêle dans le tas des simples copies ; à la différence de ces mauvais écuyers tranchants de la réalité, qui n’ont pas su saisir la véritable jointure des faits vitaux et des faits sociaux, le point où ils se séparent sans déchirement, les archéologues, eux, font de la sociologie pure, parce que, les individus exhumés par eux leur étant impénétrables, et les œuvres de ces morts, vestiges d’idées et de besoins archaïques, se prêtant seules à leur examen, ils entendent en quelque sorte, suivant l’idéal de Wagner, la musique du passé sans voir l’orchestre. C’est une cruelle privation à leurs yeux, je le sais, d’en être réduits la ; mais le temps, qui a détruit les cadavres et les mémoires des peintres, des fabricants, des écrivains, dont ils déchiffrent les inscriptions ou interprètent péniblement les fresques, les torses, les tessons de vases, les palimpsestes, ne leur en a pas moins rendu le service de dégager ce qu’il y a eu de proprement social dans les faits humains, « en éliminant tout ce qu’il y a eu de vital et rejetant comme une impureté le contenu charnel : et fragile de cette forme glorieuse vraiment digne de résurrection.

Pour eux donc, l’histoire, simplifiée et transfigurée, consiste simplement en apparitions et en déploiements, ex concours et en conflits, d’idées originales, de besoins originaux, d’inventions en un seul mot, qui deviennent de la sorte les grands personnages historiques et les vrais agents du progrès humain. La preuve que ce point de vue tout idéaliste est juste, c’est qu’il est fécond. N’est-ce pas en s’y plaçant, par force, je le répète, mais aussi par bonheur, que le philologue, le mythologue, l’archéologue contemporain sous ses noms