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ANDRADE. — les théoriciens moralistes

Vouloir, devoir, c’est de l’action ; l’analyse de ces sentiments actifs n’est qu’une curiosité.

Il est vrai qu’un préjugé, particulier à certains esprits spéculatifs, exagère la puissance des idées sur la conduite et confond trop souvent l’ordre des choses en faisant de l’action ou même d’un art l’humble servant d’une science ou d’une philosophie.

Tant s’en faut que nos idées dites morales conduisent notre vie morale, qu’elles ne sont que l’étendard de nos actions, sur lequel est inscrit la sanction de l’habitude ou de la passion sous la forme illusoire d’un commandement.

Pour qui voudra réfléchir sur ses propres observations, le rôle de l’intelligence et de la volonté dans la conduite ne consiste qu’à enregistrer nos instincts moraux et à les coordonner dans la durée, exactement comme nos mouvements se coordonnent dans l’espace pendant la marche sans que nous soyons obligés d’en avoir conscience.

Mais, en donnant le nom de volonté à cette coordination à son plus haut degré, il faut bien se garder de se laisser duper par les mots et de faire de la coordination consciente de nos tendances un souverain absolu dont le caprice despotique asservirait complètement et d’une façon permanente nos penchants à sa direction supérieure. La volonté est la forme la plus haute de notre organisation, et j’admets très bien le mot de moral pour caractériser notre vie supérieure, mais il ne faut pas oublier alors qu’il y a des impuissants en volonté, comme il y a des idiots ou des incapables d’intelligence.

On conçoit aisément comment s’est formée l’image inexacte d’une volonté souveraine ; le langage conscient est jeune, relativement au long âge de l’humanité ; très probablement dérivé de cris réflexes, ce n’est qu’à la longue qu’il est devenu conscient et capable d’exprimer la coordination des conduites individuelles dans la société humaine. Les rapports les plus fréquents durent s’exprimer par les mots je et vous dans des dialogues qui devaient peu s’éloigner de ce thème :

L’homme fort : Je veux que vous portiez mon fardeau.

L’homme faible : Vous le voulez absolument ? voici mon dos.

L’habitude de dire je, dans des circonstances où les hommes ont conscience de leurs activités souvent en lutte, consacre l’existence d’une liberté relative dont l’idée est même renfermée dans la notion d’individu. Mais le mot de liberté signifie seulement que dans l’opération mentale que l’on nomme délibération intérieure l’individu, en assistant à l’évolution intérieure de ses désirs et à leur métamorphose, a conscience de son unité (individualité), à un degré tel que s’il sent aussi son pouvoir sur quelque autre, ou le pouvoir de quelque autre sur lui, il le réfléchira intérieurement sur ses états successifs de con-