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ANDRADE. — les théoriciens moralistes

Ce qu’on peut reprocher à ces sortes d’analyses et ce qu’elles se reprochent à elles-mêmes, c’est d’être nécessairement limitées, d’autant plus incomplètes souvent qu’elles paraissent plus simples ; expliquer les idées morales par d’autres inférieures ou par le très petit nombre d’instincts que nous pouvons percevoir en nous-même, et cela par des associations toutes empreintes de la notion consciente de l’intérêt est un compte rendu des choses qui est à la fois exact et inexact suivant le point de vue auquel on se place.

La formule utilitaire ordinaire affirme que notre conduite résulte d’un calcul de notre égoïsme ; cette formule, qui a été employée telle quelle par les premiers utilitaristes, est inexacte si, comme on le fait d’habitude, on donne au mot égoïsme de la formule son sens usuel : celui d’un égoïsme conscient de lui-même.

Prend-on le mot d’égoïsme dans ce sens ? on développera la formule du plus grand bonheur avec cet âpre et cynique mépris du dévouement qu’on éprouve à la première lecture des œuvres de Bentham.

La formule ainsi entendue est inexacte en général, car son emploi très limité ne s’applique avec justesse qu’aux transactions morales qui constituent la moralité du code. Les vertus morales les plus hautes, celles qui représentent ce qu’on peut appeler l’énergie morale de l’individualité aimante, désobéissaient complètement à la formule. Avec l’ancienne psychologie, commune d’ailleurs aux idéalistes et aux matérialistes du xviiie siècle, qui ne recherchait les dispositions morales de l’homme que dans ses seules idées conscientes, qui en d’autres termes ignorait cette hiérarchie des fonctions nerveuses, base de la nouvelle psychologie, il était impossible de placer dans la déontologie de Bentham nombre de vertus très importantes, les vertus innées qui ne peuvent dériver d’expériences utilitaires.

Mais la formule fut généralisée, le mot égoïsme remplacé par celui d’adaptation de l’être à son milieu, les expériences utilitaires étendues de façon à comprendre non seulement les expériences d’une vie individuelle, mais encore la transmission des épreuves individuelles et de leurs leçons morales à travers les générations d’une même race ; l’utilitarisme ainsi transformé méritait un autre nom ; H. Spencer a choisi celui de morale évolutionniste.

La morale évolutionniste bien comprise a une beauté, une grandeur, une poésie même qui ne le cèdent en rien à celles de la morale autonomiste, dont M. Guyau s’est fait l’éloquent interprète. L’auréole de sublime dont nous revêtons notre acceptation d’un sacrifice, notre sourire devant un malheur, ce déchirement superbe de la volonté que