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nous éprouvons dans les grandes crises, toutes ces beautés qui, je le reconnais avec M. Guyau, sont les plus belles pages de notre vie morale, nous captivent par elles-mêmes, et sans avoir besoin de passer par les détours de nos théories morales ; ces grandioses émotions de l’action une fois ressenties, si nous voulons en conserver le souvenir, il me semble que la morale évolutionniste, aussi bien que la morale autonomiste saura leur donner un asile digne d’elles.

Le philosophe autonomiste, contemple le lambeau de sa vie encore palpitant, mouillé des larmes du sacrifice consenti, et s’écrie : « Jai noblement agi, et je suis méritant, gloire à moi ! » Dans la même contemplation, le philosophe évolutionniste se dira :

« La souffrance que j’ai bravée et goûtée avec une joie amère, dire que d’autres l’ont éprouvée comme moi ! oui, je sens bien que cette voix impérieuse qui dans le fond de mon être m’invite au sacrifice, c’est l’écho des souffrances accumulées de mes ancêtres, des souffrances que leur a causées l’ignorance de cette vertu qui me sollicite au sacrifice ; vertu ! elle ne sera plus vertu quand je me serai familiarisé avec elle et qu’elle sera passée dans mes instincts ; en tout cas, elle ne le sera pas pour mes descendants. Mes ancêtres pleuraient pour avoir suivi leur premier désir, je suis sur le point d’agir comme eux, mais ils me crient dans ma conscience : « Ne fais pas cela ; tu « souffriras trop ! » J’obéis, et mes descendants ignoreront les peines de leurs grands-ancêtres et l’héroïsme de mon sacrifice ; leurs désirs auront moins d’obstacle ; je suis un intermédiaire de ce progrès du bonheur. Quelle joie ! »

Vous le voyez, il y a dans le sentiment de l’évolution une grandeur morale qui est précisément le contraire de l’égoïsme et de l’orgueil solitaire.

Mais je ne veux pas commencer une discussion émotionnelle, et j’ai hâte de conclure.

Dans le remarquable ouvrage de M. Guyau sur la « morale anglaise contemporaine », on trouvera la description exacte du système autonomiste et l’exposition des systèmes anglais critiqués par l’auteur. Je veux seulement relever ici un point de sa critique qui est inexact ; l’auteur reproche à la genèse morale des utilitaires anglais de tout ramener à des associations d’idées ; et, dit-il, une association d’idées se détruit elle-même en devenant consciente. « Mon sens moral, dit-il encore, vous le brisez en me donnant conscience de son origine. »

Il y a dans cette affirmation deux causes d’erreur et qui ne s’annulent pas, comme il arrive quelquefois :

1o La connaissance ou la conscience d’une association d’idées peut