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FOUILLÉE. — causalité et liberté

contradiction à laquelle ils tendent, reprochent eux-mêmes aux partisans d’une série de phénomènes sans commencement une prétendue contradiction : c’est celle qui consisterait à admettre un nombre infini de phénomènes. Nombre infini ! voilà l’accusation qu’on répète à satiété contre les partisans d’un monde infini en sa réalité et supérieur à nos procédés de numération ; or ce nombre infini contre lequel on se bat n’est qu’une chimère et une sorte de moulin à vent métaphysique. Ecartons préalablement cette chimère. Qui parle de nombre infini ? Qui soutient une telle « contradiction in adjecto ? » Assurément il n’y a pas de nombre infini, et l’infinité n’est pas un nombre : une série innombrable d’étoiles, par exemple, n’est pas un nombre d’étoiles. Mais quelle contradiction y a-t-il à admettre que ce qui est précisément supérieur à tout nombre n’est pas un nombre, que ce qui est innombrable n’est pas nombrable, que le nombre est pour la pensée comme un filet avec lequel on peut bien prendre une partie finie de la réalité, mais non peut-être la réalité du Cosmos, infinie par hypothèse ? Laissons donc le nombre infini pour nous occuper de l’infinité innombrable.

Le principe d’où l’on part pour nier la possibilité de séries infinies, qui seraient innombrables pour nous et cependant réelles en elles-mêmes, est le suivant : « Il ne faut pas se représenter la réalité dans l’esprit en violation des lois de l’esprit » ; il y a une « obligation logique d’enfermer les idées des choses auxquelles nous pensons dans les bornes de la possibilité de les penser s’il y a un devoir intellectuel, il ne saurait être que là[1]. » Admettons sans examen ce principe, et voyons si la négation dogmatique de toute infinité actuelle n’est pas elle-même une violation des lois de l’esprit.

Cette négation repose tout d’abord sur deux postulats non démontrés : 1o l’entière adéquation de la réalité à notre pensée, 2o l’entière adéquation de notre pensée à la numérabilité.

En ce qui concerne le premier point, ce n’est pas en violation, mais en application de ses propres lois et par une induction fondée sur l’expérience, que la pensée arrive à se demander si le cerveau et l’intelligence cérébrale sont certainement adéquats à la réalité et à l’univers. Il y a là, peut-on dire aux adversaires de l’infini, un problème qui résulte de la démarche même de notre intelligence et que vous présupposez résolu. Cette présupposition, fût-elle d’ailleurs légitime en soi, se trouve être une inconséquence par rapport à vos principes. En effet, vous admettez à tort ou à raison les « limites de la pensée » ; par cela même, vous reconnaissez que la

  1. Revue phil. 1880, réponse de M. Renouvier à M. Lotze, p. 670.