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réalité peut ne pas être astreinte à ces limites, conséquemment peut être illimitée et déborder notre pensée. La limite de la pensée, conçue par la pensée, ne limite donc pas nécessairement la réalité en tant que conçue par la pensée comme distincte d’elle-même. C’est au moyen d’un paralogisme et d’une inconséquence qu’on prétend imposer à la réalité les mêmes limites qu’à la pensée au moment même où l’on affirme que la pensée a des limites propres dans ses fonctions.

Maintenant, comme nous ne pouvons rien savoir de ce qui dépasserait notre pensée ni sauter plus haut que notre tête sans culbute, renfermons-nous, comme il convient, dans la pensée même et dans le concevable. À ce point de vue, est-il vrai que l’innombrable soit inconcevable pour la pensée et que penser soit adéquat à nombrer ?

1o L’innombrable n’est pas inconcevable, impossible déduire ou à induire des lois de la pensée ; il est simplement irreprésentable et inimaginable, ce qui est bien différent.

2o L’innombrable n’est pas logiquement contradictoire, comme le nombre infini, puisque l’innombrable, par définition, n’est pas nombrable, n’est pas un nombre.

3o L’innombrable, ou l’infini par rapport à la pluralité, au temps et à l’espace, est si peu contradictoire qu’il est précisément l’application d’une loi logique de la pensée, par laquelle elle exclut de ses assertions la contradiction avec soi en étendant les mêmes conséquences là où subsistent les mêmes principes : c’est en effet, comme Leibnitz l’a bien vu, l’identité des raisons qui nous fait étendre identiquement les mêmes relations à tous les points indifférents de l’espace et du temps ; les mêmes raisons subsistant toujours dans l’espace et dans le temps par nous conçus, il serait contradictoire d’affirmer que l’être, autant que nous pouvons le concevoir, cesse pourtant d’être possible et concevable à tant de lieues précises des tours de Notre-Dame ou à tant d’années précises en arrière de l’an de grâce 1883. En outre, une fois admis qu’il y a un moyen quelconque pour le possible d’être réel (mystère commun à toute doctrine), il est contradictoire pour nous de placer ce passage du possible au réel, — ou pour mieux dire, l’existence, dont le possible même n’est qu’un extrait, à une limite précise du temps et de l’espace ; car cette limite introduirait une différence là où toutes les données du problème demeurent identiques. Qu’y a-t-il donc de contradictoire à ce qu’une série sans fin d’étoiles ou d’astres ou de nébuleuses soit réelle et réellement sans fin ? « Toute série donnée est fermée, » répétez-vous ; qu’en peut-on savoir ? S’agit-il de ce qui est donné