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FOUILLÉE. — causalité et liberté

dans la réalité ? à ce point de vue, ce n’est pas nous qui donnons et faisons exister la série sans limites : la réalité, pour exister, a un procédé qui est resté jusqu’ici son monopole ; il est probable que, si nous pouvions seulement faire exister une étoile, il ne serait pas beaucoup plus difficile d’en faire exister une série sans fin. C’est précisément la conscience qu’a notre pensée de ne pas faire exister les choses objectivement qui fait qu’elle ne peut borner l’être à ses procédés d’addition un par un. La pensée abstraite de l’arithmétique ne saisit que des contenants, des limites, non des contenus. Telle la main enveloppe les choses par le dehors, par simple contact, mais ne les pénètre pas par dedans d’outre en outre. — S’agit-il de ce qui est donné à notre pensée ? Mais celui qui « viole les lois de l’esprit », c’est précisément celui qui se figure une réalité ayant une limite fixe, alors que la loi donnée à l’esprit, et même imposée, est d’étendre le même rapport partout où subsistent les mêmes thèses : cette loi autorise l’esprit à dire que, si la réalité est conçue possible à Paris, elle est conçue possible partout ; si elle est possible en 1883, elle est possible toujours, autant que nous pouvons la concevoir, autant qu’elle est donnée à notre conception, et nous n’avons, nous, aucune raison pour la soumettre à un nombre déterminé ; par là, nous enfermons vraiment les choses non pas dans les limites de la possibilité de les compter, mais, ce qui est tout autre et plus légitime, dans les limites de la possibilité de les concevoir, dans les limites de leur possibilité idéale, laquelle précisément s’étend au delà de toute limite fixe. Dire qu’une série infinie ne peut être conçue ni réalisée sans être close, c’est donc s’appuyer par une pétition de principe sur ce qu’il faut prouver : 1o c’est prendre pour accordé que toute série concevable est close (ce qui est faux, contraire à la loi d’identité et à l’extension sans limites qui en résulte) ; 2o c’est en conclure ensuite que toute série réelle est également close, ce qui ne serait même pas certainement contenu dans la proposition précédente, puisque la pensée arrive à concevoir elle-même qu’elle peut ne pas être adéquate à la réalité.

4oIl n’est donc nullement démontré que penser soit uniquement compter. Penser, c’est unir et diviser, soit ; mais tout ce que vous pouvez en conclure, c’est que nous pensons les choses comme multiplicité ou unité ; or l’unité n’est pas nécessairement un nombre, et la multiplicité n’est pas non plus nécessairement un nombre : le nombre n’est qu’une multiplicité bornée et non complètement multiple, une multiplicité incomplète ; il n’y a pas l’ombre d’une contradiction à concevoir une multiplicité sans bornes, une pluralité innombrable.