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Mais, objecte-t-on, il faut que vous fassiez dans votre esprit la synthèse de cette multiplicité ; or l’infinité exclut la synthèse achevée. — C’est avant tout, répondrons-nous, l’analyse achevée que l’infinité exclut, c’est-à-dire l’analyse finie, prenant la forme d’un nombre quelconque, comme mille milliards de millions ; mais rien ne prouve que nos procédés d’exhaustion puissent épuiser la réalité. Vous avez le nombre à l’esprit comme une aune à la main, et vous voulez que la réalité, en se déroulant comme une pièce de drap, vous donne une longueur exacte de tant d’aunes qui l’épuise. Si vous appelez synthèse le résumé fini et ultérieur d’une analyse finie, alors l’infinité n’est pas une synthèse possible à terminer pour nous par voie de succession et d’analyse ; mais la pensée même conçoit que le réel peut encore fort bien être objet de pensée et de raisonnement, sans être pour cela objet d’analyse finie ni de synthèse finie. Toute synthèse finie n’est qu’une synthèse abstraite et on peut défier de faire la synthèse réelle d’un petit grain de poussière. La numération n’est qu’un des procédés particuliers de la pensée, non son procédé essentiel. Le nombre n’est même pas la quantité ; il n’en est, selon l’expression de Kant, que le schème. Le nombre est une discontinuité artificielle introduite dans le continu ; c’est un dessin sur la surface des choses, semblable aux figures de craie que le géomètre trace sur le tableau et qui ne coupent pas le tableau lui-même en cercles ou en triangles. Le nombre est une représentation embrassant l’addition successive d’une unité à une autre unité homogène ; il n’est donc, comme Kant l’a montré, que l’unité artificielle de la synthèse par moi opérée entre les diverses parties d’une intuition homogène, quand, pour ma commodité, j’introduis le temps lui-même et la succession dans l’intuition de choses qui peuvent être réellement simultanées ; en un mot, c’est un procédé d’arpentage, et aucune loi fondamentale de la pensée ne nous assure que la réalité puisse être épuisée par notre petit arpentage, que le monde ait tant d’arpents, ni plus ni moins, avec un grand trou tout autour. En admettant même que l’homme fut la mesure de toutes choses, il n’en résulterait pas que le mètre fût la mesure de tout et que la réalité fût astreinte à ne pouvoir ni exister ni être pensée qu’en fonction du mètre. De ce que la réalité est ce nous pouvons toujours compter et métrer, on n’a pas le droit de conclure sans preuve qu’elle soit ce que nous pouvons compter et métrer : l’innombrable peut donner toujours matière à la numération sans être lui-même nombré[1].

  1. C’est précisément de ce que le nombre est un simple procédé de mesure pour la quantité que viennent les difficultés de nos symboles infinitésimaux.