Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/474

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
470
revue philosophique

qu’il y a dans votre conscience des objets semblables à ceux qui se trouvent en la mienne. Ces inférences n’impliquent aucuns sentiments à moi, possibles ou actuels, mais bien vos sentiments à vous, qui ne sont, qui ne peuvent être, en aucune hypothèse, des objets dans ma conscience. Les opérations de votre organisme, les mouvements de votre cerveau et de votre système nerveux, en tant que je les induis des recherches anatomiques, je les infère. Ce sont des faits que, sous des conditions données, je pourrais voir, des changements en ma conscience reliés dans l’ordre objectif avec des changements connus. Au contraire, quand j’infère l’existence de sentiments vôtres, analogues aux miens et reliés comme les miens en un assortiment subjectif, alors, par l’acte même de mon inférence, je projette hors de ma conscience ces sentiments et leur réalité, je les reconnais comme en dehors de moi. Nous proposons donc d’appeler Éjets ces existences inférées, afin de les distinguer des des objets : les premiers sont projetés hors de ma conscience ; les seconds lui sont présentés, ce sont des phénomènes. Pour ce qui est de savoir de quel droit j’infère d’autres existences que la mienne, écartons cette difficulté. Ne songeons pas à dénouer le nœud que le monde a tranché bien avant nous. « La position de l’idéalisme absolu peut être laissée hors de compte, bien que personne ne soit capable de justifier son désaccord avec lui. »

La croyance en la réalité d’autres consciences, c’est-à-dire en l’existence d’éjets, domine toutes nos pensées et tous nos actes. D’abord elle modifie profondément l’objet. Cette chambre, cette table, notre corps sont objets dans ma conscience et, comme tels, font partie de moi. Mais j’infère l’existence d’objets semblables dans votre conscience, et ceux-là, en tant qu’ils sont dans votre conscience, ne sont pas objets pour moi et ne le peuvent devenir : ce sont des éjets. Cela étant, je relie avec chaque objet comme il existe dans mon esprit la pensée d’objets semblables existant dans d’autres esprits humains. Je forme ainsi la conception complexe : cette table, objet dans les esprits des hommes ; conception qui symbolise un nombre indéfini d’éjets, joints ensemble, à un objet auquel la conception de chaque éjet ressemble plus ou moins. Cette conception complexe, nous l’appellerons objet social ; c’est le symbole d’une chose qui est dans ma conscience et d’un nombre indéfini d’autres choses qui sont éjets et hors de ma conscience. Dès là nous pouvons dire que la croyance à l’existence d’autres esprits est inséparablement associée à toute opération par laquelle des impressions discrètes sont construites en un objet. Ou, pour être plus précis, dès qu’un objet est formé dans mon esprit, une habitude fixe fait qu’il est