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FOUILLÉE. — causalité et liberté

En résumé, on ne peut tirer argument de l’impossibilité d’un nombre infini pour prouver l’impossibilité de l’innombrable et de l’infinité supérieure au nombre fini. Dès lors, loin d’arriver à conclure que « tout a commencé », même Dieu ou les dieux, s’il y en a, la pensée ne peut échapper à la contradiction avec soi qu’en disant : — La contradiction supposée de tout commencement n’a pas elle-même commencé il y a tant d’années et de minutes, car alors elle serait un absolu relatif, et la réalité de ce prétendu commencement absolu, loin d’être adéquate à tout ce que mon intelligence peut concevoir, serait pensée en violation de la loi fondamentale de ma pensée : là où les raisons sont les mêmes, l’affirmation doit être la même. Le phénoménisme à commencements absolus est la substitution de l’imagination sensible à la loi de la pensée. C’est la lassitude de l’imagination, qui prétend s’imposer au raisonnement et le paralyser, bien plus paralyser la nature même ; mais, comme dit Pascal, l’imagination se lassera de concevoir plutôt que la nature de fournir et la pensée même de dire : Encore plus loin. C’est donc précisément le phénoménisme à commencements absolus et à séries finies qui est une inconséquence et un oubli des lois de la pensée.

En définitive, nous aboutissons à ce dilemme : — D’une part, si l’on admet une cause éternelle et immense, supérieure au temps et à l’espace, il est contradictoire de borner sa puissance illimitée à telle limite du temps et de l’espace ; d’autre part, si l’on admet que tout phénomène a pour cause un autre phénomène, il est contradictoire d’admettre une série de phénomènes bornée ; si enfin on admet des phénomènes existant per se et in se sans cause, alors l’inconséquence est encore plus grave ; car, nous l’avons vu, la « non-cause » ne fait pas défaut à une certaine limite dans le temps et dans l’espace, et rien n’a jamais pu empêcher nulle part la génération spontanée des phénomènes qui n’ont besoin que de soi pour exister ; leur série n’a donc aucune raison pour être limitée. Les phénomènes per se et le libre arbitre devraient pulluler à l’infini. Ainsi, dans l’ordre de la

    Par exemple, on prétend qu’une quantité infinie donnée est impossible, parce qu’on peut toujours y ajouter une ou plusieurs unités ; mais, avec Kant, nous rejetons cette objection. Quand on parle d’une quantité infinie, on ne la représente pas comme un maximum, on n’y place pas le πόσον, le combien, car alors on y placerait le nombre, au-dessus duquel on veut au contraire l’élever ; on conçoit simplement le rapport de cette quantité à une unité que l’on peut prendre à volonté comme unité de mesure, et relativement à laquelle elle est plus grande que tout nombre. Or, suivant que vous prendrez une unité plus grande ou plus petite, l’infini vous paraîtra plus grand ou plus petit ; mais en réalité l’infinité des mathématiciens réside uniquement dans le rapport à cette unité donnée, qui demeure toujours le même.