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à laquelle il représente. Il ne se résorbe pas dans le phénomène qu’il dépeint ; sans quoi il serait ce phénomène lui-même. Non, il s’oppose à ce phénomène ; il est un fait d’une vie interne et consciente ; il est élément d’un moi : il affecte une sensibilité en plaisir ou déplaisir ; il est à son rang dans la vivante trame d’une mémoire ; il a son action sur une volonté. En tout cela, il nous apparaît non plus comme une pure représentation, mais comme le détachement d’une spontanéité : il est la manifestation d’un esprit.

Or nous connaissons d’autres esprits que le nôtre ; mais comment obtenons-nous une telle connaissance ?

L’auteur de la Philosophie de la réflexion répondra : grâce aux signes sensibles qui nous les font imaginer ; grâce aux objets d’où nous les induisons. Fort bien. Mais qu’induisons-nous ? D’après l’analyse que nous venons de faire, nous inférons deux choses : d’abord qu’en vous des sensations se produisent analogues aux miennes : l’objet commun qui nous est représenté à vous et à moi fait coïncider nos deux représentations ; en second lieu, nous inférons que ces sensations se rattachent à une activité comme la mienne, sont conscientes comme les miennes, dépendent d’un esprit comme le mien. Or là plus de commun objet en qui la coïncidence des deux représentations ait lieu, où se fusionnent nos deux états. La peinture de votre éjet est la peinture de mon objet. L’arbre, la maison que je regarde me révèlent exactement la même maison, le même arbre que vous voyez Mais ce par quoi cet éjet est vôtre, non mien, ce vous qui regarde en même temps que moi, ce vous qui pense, qui sent et qui veut comme moi-même, rien ne me le fait atteindre et toucher. Je l’infère absolument.

Et sur quel modèle est accomplie cette inférence absolue ? Sur le modèle que je porte en moi ; d’après ma propre conscience. Vos éjets, je les compare à mes objets, je me place moi-même sous eux, je vous dote de mon esprit à moi, et, si cet esprit que je situe en vous diffère du mien, c’est à cause de la différence entre nos mutuels objets. Encore cette différence ne la tracé-je que par un nouveau rapprochement avec ma vie interne. Je me demande : mes représentations étant autres qu’elles ne sont et devenant du tout au tout semblables à ce que sont vos éjets, comment serais-je à mon tour ? — Je consulte ma conscience, et sa réponse me fait, en cette hypothèse, du tout au tout semblable à ce que vous êtes. Ainsi c’est en vous ramenant à moi, en vous créant sur moi, que je vous spécifie de moi-même. Les moralistes, les créateurs dramatiques, les diplomates de génie le prouvent bien : c’est par une observation intérieure de tous les instants, qui mesure d’après soi et se rapporte à elle-même les observations sur au-