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sables, qui s’aiguillonnent et se paralysent réciproquement. Ce qu’on nomme en elles fixité, immutabilité des lois de la nature, réalité par excellence, n’est au fond que leur impuissance d’aller plus loin dans leur voie vraiment naturelle et de se réaliser plus pleinement. Eh bien, il en est de même de ces influences fixes (momentanément fixes), d’ordre social, que la statistique découvre ou prétend découvrir ; car les réalités sociales, idées et besoins, ne sont pas moins ambitieuses que les autres, et c’est en elles que se résolvent à l’analyse ces entités sociales qu’on nomme les mœurs, les institutions, la langue, la législation, la religion, les sciences, l’industrie et l’art. Les plus vieilles de ces choses, celles qui ont passé l’âge adulte, ont cessé de croître, mais les jeunes se déploient, comme on en a la preuve, entres autres, par le grossissement incessant de nos budgets, qui ont enflé, enflent et enfleront toujours jusqu’à la catastrophe finale, point de départ d’une nouvelle progression destinée à un dénouement analogue, et ainsi de suite infiniment. Sans remonter plus haut que 1819, depuis cette date jusqu’en 1869, le montant des perceptions indirectes s’est très régulièrement élevé de 544 à 1323 millions de francs. Quand 37 millions d’hommes ont des besoins croissants, parce qu’ils se copient de plus en plus les uns les autres, ils doivent produire et consommer de plus en plus pour les satisfaire, et il est inévitable que leurs dépenses communes s’élèvent en proportion de leurs dépenses privées. — Cette progression n’est pas le privilège de notre siècle. Sous l’ancien régime, dit M. Delahante (Une famille de finances au xviiie siècle) « la ferme générale a représenté pour le gouvernement un produit toujours croissant de cent à cent soixante millions. »

Si notre civilisation européenne avait depuis longtemps donné, comme la civilisation chinoise, tout ce qu’elle était susceptible de donner en fait d’inventions et de découvertes ; si, vivant sur un capital antique, elle se composait exclusivement de vieux besoins et de vieilles idées, sans nulle addition récente tant soit peu notable, il est probable, d’après ce qui précède, que le vœu de Quételet serait accompli.

La statistique appliquée à tous les aspects de notre vie sociale aboutirait partout à des séries uniformes, horizontalement déroulées et parfaitement comparables aux fameuses « lois de la nature ». C’est peut-être parce que la nature est beaucoup plus vieille que nous et a eu tout le temps voulu pour amener à cet état d’épuisement inventif toutes ses civilisations à elle, je veux dire ses types vivants (véritables sociétés cellulaires, comme on sait), qu’on remarque en elle cette fixité ou cette rotation sur place dont on la