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TARDE. — l’archéologie et la statistique

renseignements sociaux d’une précision mathématique et d’une impartialité impersonnelle, ne vient que de naître et a l’avenir devant soi. Elle n’en est encore qu’à sa première phase. Et avant d’aboutir, comme tout autre besoin, à son terme fatal, elle peut rêver à bon droit d’immenses conquêtes.

Regardons une courbe graphique quelconque, celle des récidives

criminelles ou correctionnelles depuis cinquante ans, par exemple. Ces traits-là n’ont-ils pas de la physionomie, sinon comme ceux du visage humain, du moins comme la silhouette des monts et des vallées, ou plutôt, puisqu’il s’agit ici de mouvement, — car on dit fort bien en statistique le mouvement de la criminalité, ou des naissances, ou des mariages, — comme les sinuosités, les chutes subites, les brusques relèvements d’un vol d’une hirondelle ? — Je m’arrête à cette comparaison, et je me demande si elle n’est pas spécieuse. Pourquoi, dirais-je, les dessins statistiques tracés à la longue sur ce papier par des accumulations de crimes et de délits successifs transmis en procès-verbaux aux parquets, des parquets, en états annuels, au bureau de statistique à Paris, et de ce bureau, en volumes brochés, aux magistrats des divers tribunaux, pourquoi ces silhouettes, qui expriment elles aussi et traduisent aux yeux des amas et des séries de faits coexistants ou successifs, sont-elles réputées seules symboliques, tandis que la ligne tracée dans ma rétine par le vol d’une hirondelle est jugée une réalité inhérente à l’être même qu’elle exprime et qui consisterait essentiellement, ce nous semble, en figures mobiles, en mouvements dans l’espace figuré ? Est-ce que, au fond, il y a moins de symbolisme ici que là ? Est-ce que mon image rétinienne, ma courbe graphique rétinienne du vol de cette hirondelle n’est pas seulement l’expression d’un amas de faits (les divers éléments corporels de cet oiseau) et d’une série de faits (les divers états de cet oiseau) que nous n’avons aucune raison de regarder comme analogues le moins du monde à notre impression visuelle ?

S’il en est ainsi, et les philosophes me l’accorderont sans trop de peine, poursuivons. La différence la plus saisissable qui subsiste dès lors entre les courbes graphiques des statisticiens et les images visuelles, c’est que les premiers coûtent de la peine à l’homme qui les trace et même à celui qui les interprète, tandis que les secondes se font en nous et sans nul effort de notre part et se laissent interpréter le plus facilement du monde ; c’est encore que les premières sont tracées longtemps après l’apparition des faits et la production des changements qu’elles traduisent de la manière la plus intermittente, la plus irrégulière aussi bien que la plus tardive, tandis que les secondes nous révèlent ce qui vient de se faire ou ce qui est