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infanticides, coups et blessures ayant occasionné la mort, on trouve, à partir de 1877 jusqu’en 1881 inclusivement les chiffres suivants : 630, 659, 639, 665 et 695. Sauf le chiffre souligné, la série est régulièrement ascendante (après quoi on persistera à dire à la tribune, sans être contredit, que la grande criminalité est en décroissance). Il y a donc eu similitude, non contraste, De même, dans le dernier demi-siècle, pendant que les vols triplaient parmi nous, les attentats contre les mœurs sextuplaient, les meurtres même allaient croissant, Ferri a donc bien plus raison qu’il ne croit. Non seulement il est démontré que le bien-être ne moralise pas ou plutôt ne suffit pas à moraliser, mais on dirait à première vue qu’il déprave et sans nulle compensation.

Est-ce bien vrai pourtant ? Et, cela fût-il vrai, aurions-nous ébranlé de la sorte la conviction profonde que le socialisme exprime peut-être mal, mais qui s’appuie sur cette vérité vieille comme le monde, à savoir que le bonheur en général rend bon, et que le malheur rend mauvais, quoique, hélas ! le bonheur améliore infiniment moins que le malheur ne gâte. Certainement on est toujours plutôt heureux que bon, plutôt malheureux que méchant, et il y a là de quoi justifier toute indulgence, fille ou sœur de toute justice. Mais bien-être et bonheur font deux. Aussi, à mon avis, le débordement de notre criminalité au milieu de cette florissante plaine de notre civilisation ne prouve qu’une chose : c’est que, malgré son enrichissement, malgré son meilleur régime, malgré son ameublement et son outillage plus complets, mais non à cause de ces avantages incontestables, notre société au fond n’est pas heureuse et l’est de moins en moins à mesure qu’elle s’éloigne davantage de son ancien équilibre sans avoir encore trouvé l’ordre nouveau, l’harmonie inconnue, prochaine, espérons-le, où les socialistes n’aspirent pas seuls. Il lui manque un credo ou une négation forte, une espérance vaste, unanime, devenue enthousiasme et foi, ou une crainte profonde, habituelle, traditionnelle, devenue respect ou résignation ; car il n’est pas de civilisation qui échappe à l’attraction de l’un ou de l’autre de ces deux pôles, de ces deux conditions de stabilité individuelle et sociale ; et voilà pourquoi la nôtre souffre d’un mal croissant, comme le démontre directement le flot montant des folies et des suicides, sans parler de la propagation si rapide des idées socialistes. Dira-t-on aussi que la progression des suicides est due à celle du bien-être ? On pourrait le dire avec même raison, car la marche des deux phénomènes est parallèle à peu près au même degré que celle du bien-être et de la criminalité. Si donc nous repoussons comme contradictoire en soi cette interprétation du premier parallélisme, l’analogie nous défend de l’adopter pour l’autre. Ce n’est pas une erreur moins grande de croire les troubles de la raison et le dégoût de la vie inévitablement liés à l’élargissement de la pensée et de l’existence, comme les statisticiens sont trop portés à le supposer, que de voir avec eux dans la hausse de la criminalité survenue à notre époque un effet fâcheux, mais forcé, de notre civilisation. Ayons foi qu’en se consommant, assise et