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en notre puissance ? Non, ce qui n’est pas en notre pouvoir, c’est ce qui n’est pas nous et n’est pas un effet de notre action propre ; la question de temps ne fait rien à l’affaire. La logique et la géométrie sont en dehors du temps, elles n’en sont que plus nécessaires. Fussions-nous dans la vie éternelle, si nous n’y sommes pas seuls, si nous sommes en relation avec d’autres volontés, s’il y a causalité réciproque, cette causalité fût-elle extemporelle, sans avant et sans après, il y aura toujours détermination mutuelle, il y aura déterminisme. Que l’agneau soit mangé par le loup en plusieurs temps ou en dehors du temps, peu importe, s’il est mangé et si la relation de loup à agneau subsiste éminemment. Une charge en douze temps que je subis dans la durée n’est pas plus nécessitante qu’une charge en un seul temps ou même intemporelle que je subirais dans un univers supérieur à la durée : il y aurait toujours violence exercée et violence subie, volontés en présence, volontés en lutte. Ce n’est pas le temps qui est le père de la guerre c’est la pluralité et la distinction des individus.

Considérons une étoile où la lumière venue de la terre mette mille ans à parvenir. Sur cette étoile seraient actuellement visibles, pour un télescope assez puissant, les faits qui se sont passés il y a mille années. Il est des étoiles où l’on pourrait voir aujourd’hui Charlemagne accomplissant ses conquêtes. Et comme les diverses étoiles sont à des distances différentes et indéfiniment croissantes, qui exigent un voyage plus ou moins long de la lumière, tous les faits de l’histoire seraient en ce moment visibles si l’on pouvait se transporter au point convenable du firmament et en saisir les images voyageant dans l’infini sur des rayons lumineux. Eh bien, supposez un cil assez immense pour recevoir à la fois toutes ces images : il verrait en un tableau simultané tous les événements que l’histoire a déroulés en un drame successif. Par là il se serait, en un certain sens, élevé au-dessus du temps. Les relations des faits en seraient-elles altérées ? n’y aurait-il pas encore des conquérants et des conquis, des violents et des violentés, des causes et des effets, des actions et des réactions, une mêlée sanglante d’êtres qui s’entre-dévorent ?

Rassemblez maintenant en un point toutes les images des choses, concentrez en ce point le temps et l’espace, vous y aurez encore éminemment les mêmes relations entre les choses. Enfin passez du temps dans l’éternité et dans l’immutabilité, ou il n’y aura plus rien, ou il y aura les mêmes choses avec les mêmes rapports virtuels. Ce qui est passif ne deviendra point pour cela actif ; ce qui est déterminé et causé ne deviendra pas cause libre. Le monde des noumènes n’est qu’une projection des phénomènes analogue à celle de la chambre