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FOUILLÉE. — causalité et liberté

obscure ; c’est une fixation hors du temps des mêmes choses mouvantes dans le temps : l’éternité est l’image immobile de la mobile durée.

Appliquée à la morale, cette grande difficulté qui tient à l’essence même du kantisme, à la théorie du temps et de l’espace, devient l’antinomie suivante : la racine et la vraie raison de notre péché, manifesté par la vie sensible, selon Kant, est dans le monde intelligible, dans la liberté du noumène, qui seul en effet peut être libre[1] ; mais, d’autre part, le péché radical du noumène n’a aucune raison, et la liberté nouménale ne peut se distinguer rationnellement de la moralité effective : d’où il suit que la raison dernière de l’immoralité se trouve placée dans un principe qui ne peut se distinguer de la moralité même[2].

Voyons dans le détail cette antinomie. Il est bien clair que, pour Kant, la raison ou la cause responsable du péché n’est pas exclusivement dans le monde sensible, dans le phénomène, lequel est simplement l’occasion du péché ; dans le phénomène, en effet, il n’y a aucune causalité libre, donc aucun bien moral ni aucun mal moral : l’homme-phénomène, par exemple Néron, est physiquement ce que le fait l’univers, et il est métaphysiquement ce que le fait l’homme-noumène, le Néron en soi. C’est ce dernier seul qui est responsable, étant seul libre. Il faut donc que l’homme-noumène, le Néron intemporel, pèche et agisse tantôt contre la raison, tantôt conformément à la loi de la raison. C’est lui qui est l’auteur du caractère intelligible, dont le caractère sensible et les actions (persécutions, incendie de Rome, etc.) ne sont que l’image sur l’écran du temps. Mais, d’autre part, comment admettre que l’homme-noumène, dont la racine est en dehors du monde sensible et du temps, soit capable de pécher ? Comment admettre une chute des âmes, à la manière de Platon ? Si cette chute est une œuvre de liberté, ce ne peut plus être là qu’une liberté d’indifférence et d’arbitraire, car, dans le monde intelligible, il n’y a plus de raison pour s’attacher aux biens sensibles, à moins d’admettre une mythologie des purs esprits faisant un saut dans l’abîme et tombant sans qu’on puisse savoir pourquoi. Dira-t-on que la chute des noumènes doit avoir sa raison dans les biens sensibles considérés en leur racine, en leur principe transcendant, parce que les noumènes sont astreints à la condition de se manifester par des phéno-

  1. Religion dans les limites de la raison, art. 36.
  2. Aussi Kant flotte sans cesse entre les deux sens inconciliables de la liberté : 1o causalité intelligible pouvant choisir le bien ou le mal, le mensonge » ou la véracité, etc., 2o causalité intelligible identique à la raison et à la loi morale. (Raison pratique, pp. 172 et 171 : Doctrine du droit, p. 38, trad. Barni.)