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tation d’une femme hautaine, qui se regardait comme déchue d’un rang meilleur et faisait sentir sa supériorité, délicate de ses mains, peu apte aux soins du ménage, difficile pour le boire et le manger. Une sorte de légende établie dans le pays veut qu’elle ait conçu tout d’abord, et proclamé, le dessein d’élever son fils aîné pour une destinée plus haute que sa naissance. À tout prendre, ce devait être une femme de caractère et de mérite : pendant que le voisinage l’accusait d’avoir trop d’orgueil et des goûts de luxe, la meilleure famille du pays, les fermiers de qui dépendait sa pauvre maison[1] avaient pour elle beaucoup d’estime et la traitaient avec distinction. Il n’y a guère de doute que son fils ne lui ait dû tous les principaux traits de sa nature intellectuelle et morale, peut-être aussi un fonds de délicatesse physique qui parut assez tard chez lui, mais se transmit aggravé à une partie de la famille.

L’école de la paroisse était à deux milles du hameau : il y alla dès qu’il fut en âge de faire la route. À la maison, sa mère lui épargnait toute besogne inférieure, susceptible de le détourner de l’étude. Tandis que son frère, William, plus jeune que lui de deux ans, travaillait dans la boutique paternelle, et que sa sœur May, plus jeune encore, s’occupait déjà dans la maison, l’on assure qu’il ne mit jamais la main ni au métier de son père ni à aucun des travaux des champs. On ne sait pourtant rien de précis touchant la suite de ces études sur lesquelles veillait avec un soin jaloux l’ambition maternelle. Commença-t-il le latin à l’école de la paroisse (il le pouvait), ou fut-il envoyé de bonne heure à Montrose ? On l’ignore. Ce qui paraît certain, c’est qu’il passa du village à l’académie de cette ville et resta là jusqu’à près de dix-huit ans. Il était en pension, à raison d’une demi-couronne (3 fr. 10) par semaine, chez un marchand à qui ses maîtres faisaient souvent l’éloge de son intelligence et de sa persévérance au travail. Chaque samedi il revenait à la maison, et rentrait à Montrose le lundi matin. Quoique le collège de cette ville fût alors une des meilleures écoles de grammaire de l’Écosse, et que l’enseignement classique y fût bon, on a peine à croire qu’une intelligence comme celle de Mill ait eu besoin de tant d’années pour en épuiser les programmes. M. Bain ne s’explique pas qu’on ne l’ait point envoyé de là à Aberdeen, qui n’était qu’à 36 milles de sa famille et où il eût sans peine obtenu une bourse. Il est incroyable à quel

  1. James Mill garda longtemps des relations avec ces Barclay, surtout avec le fils ainé, qui succéda à son père dans la direction de la ferme ; là est la principale source d’informations sur les premières années du philosophe Une femme de cette famille qui vivait encore en 1881 a pu fournir à M. Bain des renseignements authentiques.