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mènes ; alors la difficulté est simplement transportée du monde sensible dans le monde intelligible, et, loin d’être résolue, elle est poussée à l’extrême : nous nous croyions sortis des phénomènes et des relations du temps, et voilà de nouveau que phénomènes et temps subsistent sous une autre forme dans le monde intelligible : dans ce paradis, il y a encore des biens sensibles capables de tenter, des fruits défendus, des occasions de chute : il y a des Èves et des serpents ; le ciel est une terre condensée en un seul point, mais où demeurent toutes les relations terrestres, toutes les raisons qui peuvent faire des voluptueux, des cupides, des avares, des ambitieux, des violents, des voleurs, des assassins. La prétendue liberté intelligible et céleste n’est encore au fond qu’un libre arbitre tout terrestre.

Ainsi le bond que Kant fait hors du temps ne sert à rien pour notre délivrance. Pour nous délivrer, il ne suffit pas de réduire à la subjectivité l’espace et le temps ; il faudrait supprimer aussi l’action réciproque universelle, il faudrait supprimer toute forme de causalité, toute distinction de cause et d’effet, tout au moins de cause transitive et d’effet extérieur ; et ce ne serait pas encore assez : il faudrait supprimer la distinction des moi, des moi-noumènes comme des moi-phénomènes ; il faudrait supprimer toute diversité d’êtres, toute relativité et toute relation, quelle qu’elle fût, dans le temps ou hors du temps ; il faudrait en un mot s’abîmer dans l’unité absolue de Parménide. Il n’y a qu’un malheur : c’est qu’alors la liberté se confondrait avec le néant ou avec le nirvana des boudhistes. Donc la distinction du temporel et de l’intemporel, sur laquelle est fondée toute la théorie de Kant, n’atteint pas le but qu’il s’est proposé.

Autant peut-on en dire de la distinction du phénomène et du noumène, qui s’y réduit. Dire que le noumène est affranchi des conditions sensibles et phénoménales, ce n’est nullement montrer qu’il soit libre en soi, car encore faut-il que le phénomène ait lui-même sa racine dans le noumène, qu’il y existe éminemment, que par conséquent tout noumène qui se manifeste par des phénomènes ne soit pas absolu et parfait ; sinon, pourquoi se manifesterait-il ? pourquoi se plairait-il à descendre de sa pure lumière dans la fantasmagorie des ombres et des phénomènes ? Le noumène-Dieu peut seul être libre, mais aussi n’a-t-il pas besoin de phénomène ; au contraire, tout noumène qui apparaît, qui produit des phénomènes, trahit par là sa relation avec d’autres êtres qui le limitent la « causalité du noumène » n’est donc pas « la liberté », avec laquelle Kant l’identifie par définition, à moins que le noumène ne soit parfait et seul. « Dieu seul est libre, mes frères », devrait dire Kant. Mais alors que