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MARION. — james mill

ce grand esprit, d’une valeur inestimable pour la cause de l’humanité, n’avait pas eu peut-être une pensée, pas formé un projet sur les affaires publiques ou privées sans le prendre pour confident et pour conseiller. » Il lui consacra dans la Morning Chronicle une note dont le ton diffère singulièrement d’une banale nécrologie. « Peut-être aucun homme enlevé à ses amis ne leur a-t-il jamais fait sentir aussi vivement qu’ils perdaient en lui un des plus grands biens qu’il soit possible de posséder. Sa douceur unie à la fermeté, son indulgence tempérée par la prudence, inspiraient à tous ceux qui étaient liés avec lui une affection et une confiance que ne sauraient concevoir ceux qui n’ont pas connu un caractère de cette perfection. » Les mêmes regrets furent partagés par bien d’autres. Mme George Grote dit qu’elle n’avait jamais vu son mari aussi affecté. « Quant à Mill, ajoute-t-elle, son chagrin fut terrible, beaucoup plus grand qu’on n’eût pu le supposer. »

Henry Brougham, qu’il avait probablement connu à Edinburgh, était venu à Londres vers le même temps que lui. Leur liaison fut étroite et constante. Le grand avocat, même devenu lord chancelier, aimait, avant de faire un acte public, à prendre l’avis de Mill et à se sentir d’accord avec lui ; il exerçait sur lui, en revanche, une véritable séduction par l’énergie extraordinaire de sa parole, que Mill s’efforçait de diriger, de retenir au service de leurs doctrines. Moins grand par le caractère que par le talent, il essuya plus d’une fois la rude franchise du philosophe, mais sans lasser son indulgence. Stuart Mill, qui en témoigne, plus sévère cette fois que son père, n’eut jamais pour Brougham que de l’antipathie.

Tout autre était Joseph Hume, son ancien condisciple à Montrose. Parti comme médecin au service de la Compagnie des Indes, il était revenu en 1808, avec une vaste fortune, une science profonde de l’Orient, une réputation rare de droiture et de ténacité. Ce fut une singulière bonne fortune pour le parti « radical » de compter parmi ses membres les plus fidèles un homme puissant de tant de manières, dont l’amour pour la liberté, le zèle pour les intérêts moraux et matériels du peuple n’avaient d’égale que son indomptable persévérance, sa haine proverbiale des privilèges et des abus. Membre du Parlement depuis 1812, peu d’hommes d’État ont joué un rôle plus décisif dans l’histoire contemporaine de l’Angleterre, ni pris une part plus active aux grandes réformes politiques et économiques. On conçoit quel attrait devait avoir pour Mill une nature de cette force, dont il y avait tant à attendre pour toutes les causes qu’il aimait. C’était, comme Brougham, un instrument inappréciable pour un doctrinaire