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Les perversions locales de la sensibilité générale, bien que restreintes par nature, ont une importance psychologique non moins grande. Certains sujets disent qu’ils n’ont plus de dents, de bouche, d’estomac, d’intestins, de cerveau : ce qui ne peut s’expliquer que par une suppression ou une altération des sensations internes qui existent à l’état normal et contribuent à constituer la notion du moi physique. — C’est à la même cause, compliquée parfois d’anesthésie cutanée, qu’il faut rapporter les cas où le malade croit qu’un de ses membres ou même son corps tout entier est en bois, en verre, en pierre, en beurre, etc.

Encore un peu, et il dira qu’il n’a plus de corps, qu’il est mort. Ces cas se rencontrent. Esquirol parle d’une femme qui croyait que le diable avait emporté son corps : la surface de la peau était complètement insensible. Le médecin Baudelocque, dans des derniers temps de sa vie, n’avait plus conscience de l’existence de son corps : il disait n’avoir plus de tête, de bras, etc. Enfin tout le monde connaît le fait rapporté par Foville. « Un soldat se croyait mort depuis la bataille d’Austerlitz, où il avait été grièvement blessé[1]. Quand on lui demandait de ses nouvelles, il répondait : Vous voulez savoir comment va le père Lambert ? Il n’est plus, il a été emporté par un boulet de canon. Ce que vous voyez là n’est pas lui, c’est une mauvaise machine qu’ils ont faite à sa ressemblance. Vous devriez les prier d’en faire une autre. En parlant de lui-même, il ne disait jamais moi, mais cela. La peau était insensible, et souvent il tombait dans un état complet d’insensibilité et d’immobilité qui durait plusieurs jours. »

Nous entrons ici dans les désordres graves, en rencontrant pour la première fois une double personnalité ou plus rigoureusement une discontinuité, un défaut de fusion entre deux périodes de la vie psychique. Ce cas me paraît s’interpréter comme il suit : Avant son accident, ce soldat avait comme tout le monde sa conscience organique, le sentiment de son propre corps, de sa personnalité physique. Après l’accident, un changement intime s’est produit dans son organisation verveuse. Sur la nature de ce changement, on ne peut faire malheureusement que des hypothèses, les effets seuls étant connus. Que] qu’il soit, il a eu pour résultat de faire naître une autre conscience organique, celle d’une « mauvaise machine ». Entre celle-ci et l’ancienne conscience dont le souvenir a persisté avec ténacité, aucune soudure ne s’est faite. Le sentiment de l’identité manque, parce que, pour les états organiques comme pour les autres, il ne peut résulter

  1. Michéa, Annales médico-psychologiques, 1856, p. 249 et suiv.