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TH. RIBOT. — les bases organiques de la personnalité

que d’une assimilation lente, progressive et continue des états nouveaux. Ici, ils ne sont pas entrés dans l’ancien moi à titre de partie intégrante. De là cette situation bizarre où la personnalité ancienne s’apparait comme ayant été, comme n’étant plus, et où état présent apparaît comme une chose extérieure et étrangère, comme n’étant pas. Remarquons enfin que dans un état où la surface du corps ne donne plus de sensations et où celles qui viennent des organes sont à peu près nulles, où la sensibilité superficielle et profonde est éteinte, l’organisme ne suscite plus ces sentiments, images et idées qui le rattachent à la haute vie psychique : il se trouve réduit aux actes automatiques qui constituent l’habitude ou la routine de la vie ; il est à proprement parler « une machine ».

Si l’on prétend que la seule personnalité, dans cet exemple, c’est celle qui se souvient, on le peut à la rigueur ; mais il faudra reconnaître qu’elle est d’une nature bien extraordinaire, n’existant que dans le passé ; et que, au lieu de l’appeler une personne, il serait plus juste de la nommer une mémoire.

Ce qui dis : e ce cas de ceux dont nous parlerons ailleurs, c’est que, ici l’aberration est toute physique, ne vient que du corps et ne porte que sur le corps. Ce vieux soldat ne croit pas être un autre (Napoléon, par exemple, quoiqu’il ait été à Austerlitz). Le cas est aussi pur que possible d’éléments intellectuels.

C’est encore à des perturbations de la sensibilité générale qu’il faut rapporter cette illusion de malades où convalescents qui se croient doublés. Il y a parfois illusion pure et simple sans dédoublement : l’état morbide est projeté au dehors ; l’individu aliène une partie de sa personnalité physique. Tels sont ces malades dont parle Bouillaud, qui, ayant perdu la sensibilité d’une moitié du corps, se figurent avoir à côté d’eux, dans leur lit, une autre personne ou même un cadavre. — Mais quand le groupe des sensations organiques de nature morbide, au lieu d’être ainsi aliéné, s’accole au moi organique normal, coexiste avec lui pendant quelque temps, sans qu’il y ait fusion, alors et pendant ce temps le malade croit qu’il a deux corps. « Un homme convalescent d’une fièvre se croyait formé de deux individus, dont l’un était au lit, tandis que l’autre se promenait. Quoiqu’il n’eût pas d’appétit, il mangeait beaucoup, ayant, disait-il, deux corps à nourrir[1]. » — « Pariset ayant été affecté dans sa première jeunesse d’un typhus épidémique, demeura plusieurs jours dans un anéantissement voisin de la mort. Un matin, un sentiment plus distinct de lui-même se réveilla ; il pensa, et ce fut comme une

  1. Leuret, Fragments psychologiques sur la folie, p. 95.