Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
644
revue philosophique

3o M. Fouillée n’admet pas que la croyance au déterminisme nuise à la recherche, en favorisant la paresse de l’esprit. — L’histoire nous offrirait pourtant certaines preuves à l’appui d’un sentiment au moins plausible, et les instances contradictoires ne nous ébranleraient pas, attendu que personne n’est réellement déterministe dans la pratique[1]. Cette impossibilité du déterminisme à se prendre au sérieux serait un argument nouveau, qui ne laisse pas d’avoir son importance ; mais, comme il ne s’agit en tout ceci que de plus ou de moins, nous n’insistons pas.

4o Les raisonnements de M. Fouillée pour établir que la nécessité des jugements individuels n’exclut pas la possession d’un critère de vérité ne me semblent pas concluants et ne se rapportent pas à ce que j’ai dit. Personne n’a jamais compris le rôle du libre arbitre dans la représentation de la façon qu’il impute à ses adversaires pour les rendre ridicules[2], et ce qu’il dit des balances et des thermomètres d’autant meilleurs qu’ils sont moins libres ne porte pas juste, la comparaison impliquant l’ignorance ou l’oubli du point essentiel, savoir l’impossibilité où nous sommes de comparer nos représentations à l’objet représenté[3]. Un esprit libre de prononcer un jugement ou de le suspendre encore, de porter son attention sur tel aspect d’un problème ou sur tel autre, n’est pas un esprit sans lois ; le concert des représentations individuelles, qui tient lieu de l’accord supposé, mais invérifiable, de ma représentation propre et de l’objet, suppose les divers esprits soumis à des lois semblables, nous n’avons garde de l’ignorer après l’avoir rappelé nous-mêmes d’une manière très explicite. Mais l’existence de telles lois n’implique point nécessairement que l’esprit soit déterminé dans toutes ses opérations, comme le voudrait un adversaire invariable en son propos de supposer accordé le point en litige[4]. Je n’appelle pas néces-

    conçu par notre pensée ; nous ne pouvons donc abandonner la loi de notre pensée en faveur d’un impératif qui lui-même la suppose. Il faut trouver un moyen de faire coexister l’ordre moral avec l’ordre intellectuel.

  1. Ceci confirme ce que nous avons dit : le déterminisme arrive nécessairement, dans la pratique et même dans la théorie, à concevoir son contraire, c’est-à-dire l’idée de liberté, qui devient une catégorie nécessaire de l’action ; le déterminisme n’est pas pour cela détruit et ne cesse pas de « se prendre au sérieux », mais il est orienté différemment.
  2. Voir nos deux articles, où nous avons cité textuellement MM. Renouvier et Secrétan. — Nous n’avons eu nullement l’intention de rendre « ridicule » l’honorable auteur de la Philosophie de la liberté, surtout pour une théorie qui n’est chez lui qu’un enfant adoptif. Nous croyons seulement que l’enfant n’est pas viable.
  3. À vrai dire, nous ne pouvons nulle part comparer nos représentations avec l’objet même, per exemple nos thermomètres avec la chaleur objective ; nous comparons toujours des représentations avec d’autres représentations, soit avec les nôtres, soit avec celles d’autrui, ou avec les lois de la pensée même. Cette comparaison, qui empêche un déterministe de la faire ?
  4. Si l’esprit n’est pas déterminé par ses lois dans ses opérations intellectuelles (les seules en question), c’est justement alors que tout critère de certitude échappe.