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notes es discussions

avec le concept même de la liberté ; mais quelle en sera la valeur ? Évidemment nulle dans l’hypothèse où le point B est libre, et c’est là que se trouve toute la question, à laquelle l’expérience n’a rien à voir.

Quand j’aurais vingt ans de suite observé le mouvement du point B autour du point A, quand je l’aurais toujours vu décrire rigoureusement une ellipse ayant A pour centre, je n’aurais pour cela aucun droit de conclure que maintenant il va continuer à suivre la même trajectoire, à moins que précisément je ne sois convaincu qu’il n’est pas libre.

Parce qu’un esclave aura supporté sans murmure pendant vingt, trente ans, les outrages d’un maître inexorable, celui-ci n’en à pas moins lieu de craindre pour demain la révolte et la vengeance de l’opprimé.

Ainsi la force qui correspond au mouvement de mon point fictif libre apparaît comme nécessairement déterminée pour le passé, mais au contraire indéterminée pour l’avenir. Je puis d’ailleurs la considérer indifféremment soit comme fonction de la distance, soit comme fonction du temps.

La solution de continuité entre la forme déterminée de La fonction dans le passé et sa forme indéterminée pour l’avenir n’est nullement suffisante pour faire préférer le temps à la distance comme variable indépendante. Cette solution de continuité est la conséquence nécessaire de la contradiction qu’il y a entre le concept de liberté et la forme mathématique auquel on essaye de l’astreindre.

Il me semble inutile de passer de l’exemple simple que j’ai choisi à un système de points matériels complexe. J’allongerais inutilement ces observations, déjà trop longues.

J’ai essayé, après avoir précisé la notion de forces fonctions du temps, de montrer que l’hypothèse de la liberté, qui peut toujours y recourir en théorie, n’en a pas besoin en ce qui concerne l’expérience et, à ce point de vue, pourra toujours se concilier même avec les forces fonctions de la distance et avec la conservation de l’énergie : car l’expérience, même celle qui a pour objet la vérification d’une prévision, ne porte que sur un passé déterminé, et l’indétermination de la liberté ne vise que l’avenir.

Si l’expérience suffit pour établir entre les phénomènes des liaisons mathématiques propres à prévoir le futur d’après le passé, si ces liaisons supposent dès lors que l’avenir soit déterminé, l’expérience, quelle qu’elle soit, est absolument insuffisante pour affirmer que cette détermination est réelle.

La croyance à la nécessité des phénomènes repose, en dernière analyse, sur une hypothèse primordiale, celle de la causalité, indispensable à la constitution de la science, dont le but est précisément de calculer l’avenir d’après les besoins de l’humanité. Mais il n’est ni démontré ni démontrable scientifiquement que cette hypothèse soit applicable à tous les ordres de phénomènes.


Paul Tannery.