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ANALYSES.l. noiré. Die Lehre Kants, etc.

On peut donc chercher quelles sont les causes qui ont permis à l’homme de s’opposer au monde extérieur, de s’en distinguer et de former ainsi des concepts, c’est-à-dire de penser. Tel est le but que se propose M. Noiré.

Le livre de M. Noiré est divisé en deux grandes parties : la première est consacrée à une étude critique du kantisme ; la seconde résout le problème de l’origine de la raison.

M. Noiré est kantien. Il désire avant tout concilier sa théorie avec la doctrine de Kant, car il pense que la critique kantienne est, au moins dans ses lignes essentielles, définitive et irréfutable. C’est donc sur Kant qu’il s’appuiera pour répondre à la première question : Qu’est-ce que penser ? Pourtant, tout en respectant le fond du système kantien, il adressera à Kant quelques critiques qui ne sont pas sans importance.

Laissons l’exposé de la doctrine kantienne, que M. Noiré développe avec une élégance et une précision très remarquables, et insistons sur la modification qu’il propose de faire subir au kantisme.

1o L’esthétique transcendantale est inattaquable, elle constitue le principal titre de gloire de Kant. Le temps et l’espace sont les deux formes à priori de toute connaissance sensible, c’est un point définitivement acquis à la science philosophique.

L’analytique transcendantale, en revanche, peut être dégagée et simplifiée. M. Noiré pense avec Schopenhauer que les douze catégories sont un luxe inutile et que toutes peuvent être éliminées par la pensée, sauf une, qui est la seule fonction véritable de l’entendement, la causalité. La catégorie de substance, au premier abord, pourrait sembler devoir être également conservée. L’élimination de ce concept est pourtant le résultat des découvertes les plus importantes de la philosophie moderne. L’idée de causalité est absolument indispensable pour penser le monde des phénomènes, mais nullement celle de substance. La science à pour objet la recherche des causes et non celle des substances[1]. L’unique question que soulève l’observation des phénomènes est celle du « pourquoi », question à laquelle on répond par l’indication d’une cause. Quant à la question : Qu’est-ce que ceci ? on y répond, non pas par l’indication d’une substance, mais par un mot qui désigne une idée générale, c’est-à-dire des caractères communs à tous les objets de même genre et purement phénoménaux. La causalité est donc la forme unique de l’entendement. Quant à la notion de matière (phénoménale), on l’explique suffisamment par les trois formes du temps, de l’espace et de la causalité. Qu’est-ce en effet que la matière ? C’est

  1. M. Noiré ne nous semble pas ici prendre le mot substance dans le même sens que Kant. Ce que M. Noiré appelle substance, c’est en somme la chose en soi. Kant, au contraire, appelle substance la matière (phénoménale) invariable en quantité, qui remplit l’espace, et il croit que le concept de causalité suppose le concept de substance, parce que l’on ne peut penser une succession causale sans penser une matière permanente dans le changement.