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ce qui est étendu (dans l’espace) et ce qui agit (dans le temps) conformément à la loi de causalité.

2o Kant a eu tort de séparer radicalement ce qu’il appelle sensibilité (Sinnlichkeit) de l’entendement (Verstand). Les trois formes, temps et espace (sensibilité) et causalité (entendement) sont en réalité inséparables et concourent également à la formation de toute représentation, Je ne puis rapporter mes impressions successives à un objet dans l’espace qu’en supposant la causalité, Aucune détermination du temps et de l’espace ne serait possible, si nous ne concevions la nécessité du devenir. En effet, lorsque je me représente un objet dans l’espace, je conçois nécessairement cet objet qui se modifie et qui change, qui est en rapport avec d’autres objets, comme un anneau dans la chaîne de l’universelle causalité. La possibilité de toute représentation objective, c’est-à-dire de l’expérience, repose donc sur ces deux lois à priori de la pensée :

Tout objet m’est donné dans le temps et dans l’espace.

Tout changement suppose une cause et il est impossible de séparer ces deux lois.

3o Enfin si Kant à su admirablement discerner les éléments de la connaissance représentative, il a moins bien compris la nature de la connaissance réflexive, qui est la pensée[1]. Pour penser, en effet, il ne suffit pas de se représenter dans le temps et dans l’espace des phénomènes liés causalement, il faut encore réfléchir sur ces représentations, les élaborer de manière à les détacher, pour ainsi dire, des objets qui les causent. Il faut que ces représentations deviennent indépendantes, mobiles. Il faut que la pensée puisse les reproduire à volonté, en l’absence des objets qui leur correspondent, et s’en servir comme d’instruments toujours soumis à son activité ; et il faut pour cela qu’elles deviennent concepts. Or Kant n’a pas étudié la formation des concepts. Souvent même il confond les deux mots concept et représentation (Begriff et Vorstellung). Or ce n’est pas le pouvoir de former des représentations objectives, c’est le pouvoir de former des concepts qui caractérise la pensée humaine et la distingue de l’intelligence animale. La tâche de M. Noiré sera donc :

1o Montrer que la raison est essentiellement le pouvoir de transformer des représentations en concepts.

2o Chercher comment l’intelligence humaine est parvenue à former

  1. M. Noiré n’indique peut-être pas assez exactement dans son livre en quoi consiste le problème posé par Kant dans la critique de la raison pure. Kant cherche comment des représentations dans le temps et dans l’espace, d’abord purement subjectives, peuvent devenir des objets, et sa réponse est : parce que l’entendement leur applique des concepts à priori et ainsi les pense. Kant cherche à quelles conditions un monde extérieur objectif est possible. Une fois en possession d’objets, la pensée peut comparer ces objets, abstraire, généraliser, etc. Mais l’important est d’avoir des objets, et non de vaines apparitions subjectives.