Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/662

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
658
revue philosophique

d’un objet comme pouvant servir de moyen pour atteindre ce but.

3o Aucun animal ne peut combiner des moyens en vue d’une fin. L’homme seul dispose pour ainsi dire de ses représentations, les réveille à son gré et les combine en vue de fins toujours plus éloignées.

Mais comment la représentation arrive-t-elle à se dégager, à s’isoler pour ainsi dire de l’objet ?

M. Noiré répond : en devenant concept et en s’attachant à un mot.

Pour que l’oiseau fût capable de se représenter le nid qu’il veut bâtir et d’agir d’après cette représentation, il faudrait qu’il eût un concept général du nid. Le nid qu’il va construire n’existe pas encore. Or, pour imaginer ce nid qui n’existe pas, il faudrait qu’il eût conservé dans sa conscience un grand nombre de représentations de nids particuliers, qu’il pût évoquer librement dans son esprit toutes ces représentations, les comparer, remarquer ce qu’elles ont de commun et former ainsi l’idée d’un nid quelconque, c’est-à-dire un concept du nid en général. Pour se servir d’un instrument, il faut encore avoir des concepts. Je veux enfoncer un clou, je cherche autour de moi une pierre. En voyant la tête du clou que je veux enfoncer, je pense à une pierre quelconque, que je ne vois pas. Je sais donc ce que c’est qu’une pierre, j’ai un concept de la pierre. L’élément primitif de toute activité intellectuelle est donc le concept. Or le concept est inséparable du mot. Il n’y a pas plus de mot sans concept que de concept sans mot. Si par la pensée je supprime le mot, il ne reste plus dans mon esprit que des représentations plus ou moins vagues, mais toujours particulières, Je me représente non pas le cheval en général, mais un cheval particulier. D’un autre côté, tout mot correspond à un concept. Même les mots qui désignent un objet particulier, même les noms propres, supposent des concepts. Le concept du soleil est formé d’un nombre infini de représentations particulières du soleil (au zénith, à l’horizon, voilé, etc.) que nous comparons et dont nous écartons tout ce qui nous paraît accidentel, pour ne conserver que l’essentiel. Le mot César représente ce qui dans César est durable, permanent. Pour dégager ce durable et ce permanent, il faut évoquer dans mon esprit et comparer un nombre aussi grand que possible de représentations de César, à différentes époques et dans des circonstances différentes de sa vie. L’homme a donc acquis la faculté de former des concepts en même temps que le langage, et la raison s’est éveillée en lui quand il a commencé à concevoir, c’est-à-dire à parler. La question de l’origine de la raison revient donc à celle-ci : Comment, sous quelle influence, ont pris naissance les premiers concepts et les premiers mots ? M. Noiré nous a déjà fait connaître, dans ses deux derniers ouvrages, sa réponse à cette question. C’est le travail en commun qui a créé à la fois les premiers concepts et les premiers mots du langage. Mais M. Noiré reprend sa théorie avec de nouveaux développements et sous une forme plus précise, plus philosophique que dans ses précédents écrits.

Le langage (et par conséquent la raison) n’ont pu prendre naissance