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ANALYSES.l. noiré. Die Lehre Kants, etc.

que dans la vie sociale, Le langage suppose non seulement une volonté et des sentiments communs, mais encore des représentations communes. Dans les sociétés animales, on peut déjà constater une certaine communauté de volonté et de sentiments. Dans une troupe d’animaux, tous les individus sentent en commun et agissent de concert. Cette volonté, ces sentiments communs s’expriment par des cris plus variés que ceux des animaux qui vivent seuls, Que leur manque-t-il pour penser et pour parler ? Des représentations communes. Or M. Noiré pense que c’est par le travail en commun de la horde primitive que se sont formées les premières représentations communes et les premiers concepts. En effet, la représentation des modifications apportées au monde extérieur par le travail commun dut acquérir d’abord une netteté toute particulière dans la conscience des travailleurs. En outre elle put s’objectiver. En effet, dans l’effort qu’il déploie pour modifier le monde extérieur, le sujet s’oppose à l’objet qui lui résiste et s’en distingue ; il parvient ainsi à le concevoir comme existant hors de lui. Enfin cette représentation, plus précise que toute autre et déjà objective, put s’associer à un son de voix qui servit à la désigner. Or, une fois attachée à un son de voix, elle devint concept.

Toutes les fois que des hommes exécutent en commun un travail pénible, ils s’encouragent par un cri que tous répètent à la fois et qui varie suivant la nature du travail. Ce cri devait naturellement s’associer avec la représentation de l’œuvre accomplie, Il devint petit à petit la nota de cette représentation, servit à la fixer dans les esprits et devint un moyen de la réveiller en l’absence de son objet. Mais par là même cette représentation se transforma en concept. En effet, tel son de voix désignait non plus tel travail particulier dans telles circonstances particulières, mais aussi tout travail semblable. Ainsi l’acte de creuser, non pas telle caverne déterminée, mais une caverne en général, s’associa avec un certain son de voix. Or le jour où l’homme devint capable d’évoquer par un cri, dans son esprit et dans celui de ses semblables, l’idée de caverne creusée ou à creuser en général, il eut des concepts, c’est-à-dire pensa. Précisons bien l’idée de M. Noiré.

La pensée consiste avant tout dans le pouvoir d’abstraire, qui n’est autre chose que le pouvoir de reconnaître le semblable dans le dissemblable, et le dissemblable dans le semblable. Ceci posé, imaginons la caverne creusée en commun, par un accord inconscient des volontés. La caverne creusée n’est pas un objet indépendant comme les autres de l’activité humaine, elle est produite toujours et partout par un même acte de volonté. — Les différentes cavernes, toujours creusées de la même manière, ne sont donc en somme qu’une seule et même caverne, De là la possibilité pour les travailleurs de concevoir des objets différents comme semblables, c’est-à-dire d’abstraire, Enfin lorsque le cri, par lequel le travailleur s’encourageait d’abord instinctivement, se fut associé avec la représentation de la caverne, l’homme