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put en répétant ce cri, éveiller dans son esprit et dans celui des autres, l’idée de caverne ou l’idée de creuser en général. Or évoquer par un son de voix une idée générale, c’est à la fois parler et penser.

Toute cette théorie s’accorde d’ailleurs parfaitement avec l’analyse que M. Noiré fait, au commencement de son livre, des principes de la connaissance humaine. L’entendement est causalité, la raison doit donc être tout d’abord la causalité prenant conscience d’elle-même. Or c’est en devenant cause d’un changement dans le monde extérieur que l’homme, suivant M. Noiré, a dégagé le concept qui est l’essence même de l’entendement. Le cri qui désignait la caverne ou plutôt l’acte de creuser une caverne s’associait, dans l’esprit de l’homme primitif, à la fois avec l’idée de l’effet produit et avec l’idée de l’acte cause de cet effet. En concevant la caverne creusée, le travailleur concevait un rapport de causalité. Aussi le sens des premiers mots était-il à la fois objectif et verbal. Ces mots exprimaient tout ensemble l’acte (verbe actif) et son objet (substantif).

L’homme a donc formé ses premiers concepts en agissant, Il conçut d’abord les objets sur lesquels s’exerçait directement son activité, Il ne put acquérir des idées générales des objets sur lesquels il ne pouvait agir qu’en les concevant eux-mêmes comme des causes, des activités dont il subissait les effet. Ainsi l’homme eut l’idée de soleil, le jour où il rapporta la lumière et la chaleur qui l’affectaient à un être distinct de lui et actif comme lui. M. Noiré explique ainsi d’une manière très satisfaisante la tendance des races primitives à peupler la nature de divinités. Les premiers concepts de l’homme furent en résumé des concepts de causes et d’effets. Les premiers objets dont il se distingua furent ceux qu’il modifiait par son travail ou qui le modifiaient lui-même.

C’est donc en dernière analyse le travail qui a créé à la fois le langage et la raison. Les hommes sont devenus des êtres pensants, lorsque le besoin les contraignit à s’unir pour lutter et travailler en commun. Il est probable que, si l’âge d’or de la période tertiaire avait toujours duré, l’homme, menant une vie trop facile, n’eut jamais conquis la raison. C’est l’époque glaciaire qui, lui imposant la nécessité d’un rude travail, d’une lutte pénible pour la conservation de l’existence, a déterminé le premier éveil de la pensée raisonnable. L’homme autrement fût resté une sorte d’animal, peu supérieur aux singes anthropomorphes, et notre planète, suivant le mot de M. Renan, eût, comme probablement tant d’autres mondes, manqué sa destinée.

M. Noiré, tient avant de terminer son livre, à bien établir l’accord de sa théorie de l’origine de la raison avec le kantisme. Il pense même que cet accord est le meilleur témoignage de la vérité de sa doctrine.

Toute connaissance, dit Kant, suppose deux facteurs : réceptivité des sens et activité de la pensée, M. Noiré attribue à l’activité de la pensée une importance capitale. Il n’a d’autre but que de chercher comment cette activité est arrivée à se dégager. Quant aux sens, pures