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ANALYSES.l. noiré. Die Lehre Kants, etc.

réceptivités, qui fournissent à la pensée ses matériaux, pour M. Noiré, c’est la vue tout d’abord qui donne à l’esprit la représentation objective des changements apportés au monde extérieur par le travail, c’est ensuite l’ouïe qui recueille et conserve des sons de plus en plus variés et associés avec les représentations devenues concepts.

Kant ajoute : La pensée suppose des représentations dont les éléments, fournis par les sens, sont élaborés par l’imagination synthétique, qui leur impose les formes à priori du temps et de l’espace. Nous avons vu que M. Noiré accepte pleinement toute cette partie de la doctrine kantienne.

La pensée unit et ordonne ces représentations au moyen de concepts innés à priori ; ce sont ces concepts qui donnent aux représentations une valeur objective. Kant admettait douze concepts primitifs. De ces douze concepts, un seul est conservé par M. Noiré, le concept de causalité. Or la causalité à priori joue un rôle capital dans la théorie de M. Noiré. C’est l’effet produit causalement par le sujet qui devient phénomène objectif, et c’est le cri ou le mot qui, réunissant les deux termes de ce rapport causal, détermine la formation du premier concept. Cette première synthèse une fois accomplie, l’homme possesseur de concepts qui lui permettent d’évoquer volontairement dans son esprit des représentations, en l’absence de leur objet, peut augmenter indéfiniment le nombre des termes de la série causale qui unit l’activité du sujet au but qu’il veut atteindre, Ainsi prend naissance cette « mobilité des termes de la série causale[1] », qui est le caractère le plus important de la raison humaine. En résumé, en dehors du schème fondamental du temps, de l’espace et de la causalité, il est impossible de concevoir ni d’exprimer aucun objet. Ces formes sont donc la condition de toute pensée, mais elles ne sont pas la pensée, C’est ce que Kant n’a peut être pas assez compris, et le grand mérite de M. Noiré est d’avoir vu ce qui caractérise la pensée, le pouvoir de former des concepts.

M. Noiré est donc kantien, et son livre est une heureuse tentative pour concilier le kantisme avec la doctrine de l’évolution, conciliation qui nous semble ouvrir à la philosophie sa véritable voie. Ajoutons pour terminer que M. Noiré est kantien à la manière de Schopenhauer ; sa théorie, toute kantienne, comme nous venons de le voir, est peut-être pourtant plus directement inspirée de Schopenhauer que de Kant. M. Noiré s’est proposé, en somme, de chercher comment la représentation objective s’est dégagée de la volonté inconsciente, Le travail en commun pour la conservation de l’existence fut d’abord une manifestation à peine consciente du Wille, de cette tendance aveugle de l’être à se conserver et à se développer. M. Noiré croit que le cri, qui plus tard devient le mot articulé, est, lui aussi, intimement lié à la volonté. Mais la volonté luttant contre le monde extérieur, modifiant les objets pour les faire servir à la conservation et au développement de la vie,

  1. Beweglichkeit der Causalglieder.