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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

reconnaître parfaitement dans ses propres sensations, à les localiser dans l’étendue, à bien isoler ces groupes qui se présentaient d’abord à lui confusément, à les compléter par des sensations nouvelles. Il saura distinguer l’apparence des choses de leur réalité, c’est-à-dire la perception incomplète et provisoire de la perception développée et définitive. Mais cette perception réfléchie n’aura été rendue possible que grâce aux perceptions spontanées qui l’auront précédée ; jamais l’enfant n’aurait cherché à mieux se rendre compte des objets, si les objets ne lui avaient pas été donnés tout d’abord, comme la matière de ses connaissances futures.

§ 2. Discussion. Nous n’avons fait jusqu’ici qu’exposer notre théorie sans en donner de véritable preuve. Toutefois, avant d’aborder la démonstration directe de notre thèse, il convient d’écarter quelques objections qui ne manqueraient pas de se présenter à l’esprit d’un lecteur accoutumé à une autre explication.

On pourra se demander d’abord s’il suffit vraiment, pour expliquer la distinction que nous établissons entre les sensations et les perceptions, de faire remarquer que les unes sont simples et les autres complexes. Cette différence suffirait bien pour nous empêcher de les confondre l’une avec l’autre, pour nous obliger à les considérer comme deux manières de sentir différentes. Mais en fait nous allons plus loin ; nous ne nous contentons pas d’en faire deux catégories distinctes : nous déclarons que les unes font partie de notre propre manière d’être, que les autres nous sont complètement étrangères ; nous attribuons les unes au moi, les autres au non-moi. C’est là qu’est la difficulté véritable ; or c’est ce qui ne semble nullement expliqué. Que les sensations soient simples et les perceptions complexes, on l’accorde. Mais pourquoi ce qui est simple paraîtrait-il subjectif, ce qui est complexe objectif ? Pourquoi le moi s’attribuerait-il à lui-même les sensations lorsqu’elles se présentent isolément et les rejetterait-il en dehors de lui quand elles se présentent par groupes ?

Cherchons d’abord pourquoi le moi s’attribue à lui-même les sensations simples. La chose ne me semble pas difficile à comprendre ; et même, pour trouver qu’il y ait là quoi que ce soit à expliquer, il faut se torturer l’esprit à plaisir. Si le long usage des discussions philosophiques ne nous avait pas habitués à réaliser des abstractions, la difficulté n’existerait pas pour nous. Par abstraction, on sépare le moi de la sensation, et l’on oublie si bien leur union originelle, que l’on se trouve ensuite fort embarrassé pour les réunir de nouveau. Mais qu’est-ce que ce Moi, dont on fait une sorte d’entité