Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
revue philosophique

ver ce caractère de subjectivité. Quand j’ai le regard perdu dans le bleu du ciel, je puis me dire que j’éprouve une sensation de bleu ; qu’un nuage de forme nette et complexe vienne à passer dans le champ visuel, et ma sensation se changera brusquement en perception. — Prenons enfin un exemple dans les sensations auditives. En me promenant dans une forêt j’entends sans l’écouter le son vague et confus du vent qui passe sous la voûte des arbres. Ce n’est encore qu’une sensation sonore. Elle ne suffit pas à porter ma pensée sur quelque chose d’extérieur ; elle entre dans ma rêverie sans la troubler, et ne me fait pas perdre conscience de moi-même. Mais que dans cette rumeur indistincte un chant d’oiseau vienne à retentir : ces notes claires, éclatantes, nettement frappées, se détacheront aussitôt de l’ensemble. Ce ne seront plus de simples sensations sonores ; ce ne seront même plus des images. Ce chant que je viens d’entendre, je ne puis le fondre dans l’ensemble de mes sensations, je suis sûr de ne pas l’avoir rêvé ; c’est bien quelque chose de réel en soi, d’étranger à moi ; c’est un tout distinct et indépendant : c’est un véritable objet de perception.

Pour constater maintenant le passage de l’objectivité à la subjectivité, nous n’aurions qu’à répéter les mêmes expériences en sens inverse, en commençant par les sensations les plus complexes pour finir par les sensations les plus simples. — En général, on remarquera que, lorsque les organes des sens sont trop faiblement excités, les diverses sensations que chacun d’eux nous donne, étant toutes réduites à leur minimum, ne peuvent plus être facilement distinguées : nous ne percevrons pas nettement un tableau éclairé par une lumière trop peu intense, un son trop faible ou trop lointain, un objet tangible sur lequel nous ne ferions qu’appuyer à peine la main. De plus, toutes les fibres nerveuses n’étant pas également sensibles, une diminution progressive de l’excitation extérieure fera disparaître successivement certaines couleurs, certains sons, certaines impressions tactiles : de sorte que notre perception deviendra beaucoup moins complexe et nous paraîtra moins objective. Le même effet peut être produit par une cause toute contraire, c’est-à-dire par un accroissement progressif de l’excitation ; on peut même remarquer que dans ce cas la subjectivité de nos sensations est encore mieux caractérisée. Si par exemple ma main s’appuie trop fortement sur un objet, si je regarde un corps éclairé par une lumière trop vive, si mon oreille est ébranlée par un son trop intense, les différentes fibres nerveuses qui me servent à percevoir, atteignant toutes ensemble leur maximum d’excitation, me donnent des sensations presque identiques, que je ne peux plus distinguer l’une