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lime. Ce contact me donne simultanément deux espèces de sensations les unes superficielles, ce sont celles qui correspondent au contact de chaque rugosité ; les autres profondes, ce sont celles que me donne la pression répartie dans toute la masse charnue des doigts. Les premières, très complexes, sont objectives ; les secondes, très simples, sont subjectives. Si maintenant j’augmente progressivement la pression de ma main, ma peau viendra se mouler et s’écraser sur la surface de la lime ; au lieu d’en effleurer seulement, comme tout à l’heure, les parties saillantes, elle s’appliquera également sur toute sa surface. Mes sensations tactiles, ainsi rendues uniformes, perdront toute apparence d’objectivité, tandis que la sensation subjective de pression n’aura fait que croître et sera devenue encore plus caractéristique. Mais, comme on le voit, si ma perception s’est transformée en sensation, ce n’est pas parce que les sensations objectives qui la composaient sont devenues trop intenses, c’est au contraire parce qu’elles se sont effacées devant les sensations subjectives qui l’accompagnaient accidentellement.

§ 6. Effets de l’imagination. — On sait combien l’imagination a de part dans ce qu’on appelle les illusions des sens. Étudions par exemple l’illusion qui se produit lorsque, accoudés au parapet d’un canal, nous regardons un bateau qui s’en va à la dérive en rasant le quai. Nous commençons par nous rendre compte que c’est bien le bateau qui se déplace ; puis, tout à coup, il nous paraît immobile, et c’est le quai lui-même qui nous semble se mouvoir en sens inverse. Comment s’est produite cette illusion ? Elle vient de ce que, l’image du quai et l’image du bateau se déplaçant l’une par rapport à l’autre, notre perception actuelle ne nous fournit aucun moyen de reconnaître celle de ces deux images qui se meut en réalité ; et même, comme c’est l’image du bateau qui occupe dans le champ visuel l’étendue la plus grande, c’est elle que nous devons être tentés de nous représenter comme immobile. Quand cette tendance, un instant contrariée par l’habitude que nous avons de voir les bateaux se mouvoir et non les quais, sera devenue assez forte pour s’imposer à nous, brusquement l’apparence changera, et ce sera le quai qui nous semblera se mouvoir. Cette illusion dépend d’ailleurs de nous jusqu’à un certain point ; nous pouvons résister, par un effort de volonté, au vertige qui commence à nous saisir ; nous pouvons aussi nous y abandonner passivement, et même le provoquer, le précipiter par un effort d’imagination. — Il en de même dans les illusions que nous allons examiner. Nous pouvons à volonté, par un effort d’imagination, ranger les sensations indécises dans la catégorie du sub-