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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

jectif ou de l’objectif ; et même, puisqu’entre ces deux catégories il n’y a pas de ligne de démarcation précise, nous pouvons aller plus loin et faire entrer toutes nos sensations sans exception dans une même catégorie. De sorte que l’imagination a le pouvoir de transposer absolument, dans un sens ou dans l’autre, le subjectif et l’objectif.

Des sensations, qui en elles-mêmes sont de telle nature qu’elles devraient nous sembler subjectives, pourront prendre le caractère de l’objectivité en s’associant à de véritables perceptions. Telles sont les sensations d’odeur et de saveur, que nous avons déjà étudiées. Telle est la sensation d’effort musculaire, que nous attribuons aux objets mêmes. En effet, lorsque nous soulevons un corps pesant, en même temps que nous prenons conscience de la puissance que nous déployons, nous imaginons la résistance qu’il nous oppose ; et cette résistance, nous ne pouvons nous la représenter qu’en attribuant à l’objet quelque chose d’analogue à nos propres sensations ; nous nous formons ainsi la notion de force, qui n’est que la sensation d’effort musculaire, objectivée par l’imagination. — Nous objectivons, non seulement nos sensations, mais encore nos sentiments et nos idées, lorsque nous essayons de nous représenter les sensations, les sentiments et les idées d’autrui. Considérons en effet ce qui se passe lorsque nous nous trouvons en présence d’êtres que nous savons doués comme nous d’intelligence et de sensibilité. Soit par exemple un homme qui m’adresse la parole. En même temps que je perçois ses traits, ses gestes, le son de sa voix, je conçois les sentiments et les idées que ses paroles expriment ; mais ces idées et ces sentiments, ce n’est pas à moi, c’est à lui que je les attribue ; je les objective, absolument au même degré que ma perception même ; je n’ai plus conscience de les concevoir et de les éprouver moi-même ; je les transporte par imagination en dehors de moi, pour les faire entrer dans ce groupe de sensations visuelles, tactiles, auditives, qui compose l’image objective de cet homme. Citons encore un autre fait qui me paraît tout à fait significatif. Un jour, je vis un sphinx Atropos endormi sur un mur je m’en approchai avec précaution pour le prendre, et lui enfonçai une grosse épingle dans le corps. À l’instant où il se sentit piqué, l’animal poussa un cri strident et douloureux qui me fit tressaillir, comme si j’avais eu le contre-coup direct de sa douleur. Je ressens encore, en y pensant, l’impression que fit sur moi ce cri. Je ne me disais pas seulement que la pauvre bête devait souffrir : je sentais sa souffrance ; j’en avais la perception immédiate. Sans doute ce n’était là qu’une illusion, un phénomène de sympathie ; mais l’illusion était absolue.