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— Je vois un homme dont les sourcils se froncent, dont les yeux brillent, dont les mâchoires se serrent. Rendra-t-on bien l’impression que j’éprouve en disant que, de ces divers signes, je conclus que cet homme est en colère ? Non, ce ne sont pas seulement des signes de colère, c’est la colère même que je vois sur son visage. — Ou encore, j’assiste à une opération chirurgicale ; je vois le bistouri s’enfoncer dans les chairs vives : peut-on dire que je devine seulement que le patient doit éprouver de la douleur ? Non ; je perçois cette douleur aussi nettement, aussi vivement que ce sang qui coule et cette chair qui tressaille. — Pourquoi d’ailleurs n’admettrait-on pas que nous percevons véritablement les sentiments d’autrui ? Un corps matériel est là devant mes yeux, qui provoque en moi une sensation de couleur ; j’attribue à l’objet cette sensation, et on dit alors que je perçois sa couleur. De même, quand la vue d’un homme provoque en moi un sentiment de colère ou de douleur que je lui attribue, je ne vois pas pourquoi l’on ne dirait pas aussi que je perçois ces sentiments. Ce ne sera là, si l’on veut, qu’une perception acquise ; mais, dans un esprit adulte, on aurait beaucoup de peine à trouver une seule perception qui fût véritablement immédiate. — Considérons enfin ce qui se produit en nous quand nous appliquons notre attention à l’étude des phénomènes subjectifs. Lorsque j’observe mes propres sentiments, mes propres sensations, j’en fais l’objet d’une intuition purement intellectuelle ; je les objective absolument. Ces phénomènes, qui auparavant faisaient partie intégrante de moi, qui étaient moi-même, me sont maintenant devenus comme étrangers. À vrai dire, je ne les éprouve plus je ne fais plus que les concevoir ; je n’en ai plus que l’idée. Et cette idée même, je pourrai l’objectiver à son tour, pour l’étudier de la même manière. De sorte que pour le psychologue, et en général pour les esprits habitués à s’observer curieusement eux-mêmes, tous les phénomènes subjectifs sans exception peuvent prendre le caractère de l’objectivité.

Inversement, tous les phénomènes objectifs peuvent prendre le caractère de la subjectivité. Il suffira, pour opérer cette nouvelle transposition, de diriger en sens contraire l’effort de notre imagination.

Il m’est presque impossible, lorsque je considère en son entier, dans sa complexité naturelle, un corps matériel, de me le représenter comme une chose qui n’existerait qu’en moi. Mais si je le décompose en portant successivement mon attention sur chacun de ses caractères, par exemple sur son odeur ou sa saveur, je pourrai fort bien rendre à chacun de ces éléments son caractère subjectif. Les unes après les autres, je ramènerai à moi, je ferai rentrer en moi