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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

la prétention d’englober ces formes nouvelles dans le cercle étroit de vos formules psychologiques ? »

Certes l’objection a de grandes apparences de force. Il serait imprudent et même injuste de l’écarter par un simple haussement d’épaule. Il importe d’examiner consciencieusement sur quoi elle est fondée et comment il est possible de la résoudre. J’ai sous la main une foule de réfutations décisives de la musique d’imitation. Il ne tiendrait qu’à moi de les aligner par ordre de date et d’en tirer une conclusion victorieuse, du moins par voie d’autorité. J’aime mieux raisonner pour mon propre compte. Je m’appuierai cette fois encore sur l’observation psychologique et sur les caractères essentiels de la musique instrumentale.

Rien n’est plus vague que le mot de nature, rien n’est plus rare qu’un littérateur, qu’un peintre, qu’un musicien qui éprouve le besoin de se demander ce que signifie ce mot. Sans entreprendre de l’expliquer d’un point de vue métaphysique, faudrait-il au moins en éclaircir un peu le sens. Il n’est pas nécessaire à cet effet d’être Aristote ou Leibniz. Que l’on y réfléchisse deux minutes, on s’apercevra que le mot de nature ne saurait représenter un être unique et déterminé, puisque personne n’a jamais rencontré cet être et que, lorsqu’on cherche à le concevoir, à l’imaginer, on perd sa peine. Ou bien on ne sait ce qu’on veut dire, ou bien on entend par nature l’ensemble des êtres inférieurs à l’homme.

Envisagés par rapport à la sonorité, que fournissent les êtres inférieurs à l’homme ? Des bruits, rien que des bruits. Assurément quelques animaux ont un chant ; mais ce chant, même chez les oiseaux les mieux doués, reste dans la catégorie des bruits, par la raison toute simple qu’il ne s’élève pas jusqu’aux conditions de la musicalité. C’est un bruit moins confus, moins désagréable que d’autres : ce n’est pas une succession de notes réglées par la gamme maîtrisée par l’exacte mesure, disciplinée par le rythme. Vous y trouveriez quelques intervalles, çà et là, quelques retours périodiques, quelques cadences, que ces rudiments ne suffiraient pas à constituer de la musique véritable. Et comment s’en étonner, puisque la voix parlée elle-même de l’homme, quoiqu’elle renferme les germes du chant, n’est pas encore digne du nom de musique. Si notre voix parlée était la musique, on s’en serait contenté, sans en inventer d’autre. Donc, au-dessous de l’homme, il n’y a que des bruits. Et plus on s’éloigne de l’homme et des animaux chantants ou criants pour se rapprocher de la nature inanimée, plus aussi les bruits deviennent vagues, confus, et plus grandes sont la distance et la différence entre ces bruits et la musique. On voit par là que, du