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sera ainsi comme « l’histoire naturelle » du langage, laissant au philologue son « histoire spirituelle », l’étude de la vie historique des peuples, des civilisations, des croyances, des idées que révèlent les langues, elle dépassera les temps historiques, qui sont seuls le domaine du philologue ; elle aura une égale curiosité pour les langues de tous les peuples, toujours préoccupée des rapports du langage avec l’esprit d’où il est issu ; ainsi elle pénétrera dans le domaine de l’ethnologie psychologique et trouvera, comme fait cette dernière, son fondement et ses principes dans la science du mécanisme de l’esprit, dans la psychologie.

Mais encore faut-il savoir si cette science est possible, si son objet est réel et distinct, si le langage n’est pas une simple forme de la pensée, si la grammaire ne rentre pas dans la logique (Intr, IV, p. 44-73).

Platon, fut le premier représentant de cette doctrine ; le premier il proclama l’identité du langage et de la pensée : le côté intérieur, le contenu, l’esprit du langage, c’est l’intellectualité même revêtant un corps dans les sons ; le mot est la notion même ; la proposition est le jugement même, se produisant sous une forme extérieure, comme un tout organique dont chaque moment n’est rien dans son abstraction. — C’est la théorie qu’ont adoptée après lui Aristote, les stoïciens, le moyen âge, l’école cartésienne ; tous ils ont fait de la grammaire une branche de la logique. Becker enfin, qui en est le dernier représentant et peut-être le plus brillant, a renouvelé la doctrine en y introduisant les idées de Schelling et de Hegel, et n’a vu dans le langage qu’une manifestation, une extériorisation du Logos. — D’autre part, les matérialistes, avec Schleicher à leur tête, ont voulu réduire la pensée qui fait le contenu du langage à n’être que fonction du son. — Une réponse à ces prétentions peut seule établir la possibilité et la raison d’être de la science du langage. Nous devons avouer que la discussion, quoique menée avec une verve pressante et une vivacité de forme qui étincelle de traits de talent, n’est pas toujours également forte et convaincante. M. Steinthal nous prévient lui-même qu’il n’a fait que résumer la critique étendue de Becker donnée dans un autre ouvrage : ce n’est ici que le sommaire de la discussion on souhaiterait parfois qu’un développement plus large vint satisfaire plus pleinement l’esprit.

On se base sur cette idée que la pensée ne se produit jamais sans le son, on s’autorise de la démonstration physiologique qu’en a déjà donnée Herbart ; mais il est illégitime de conclure de la concomitance fréquente ou même habituelle à une identité complète. D’ailleurs on néglige des faits qui viennent contredire la théorie : l’animal pense, forme jusqu’à des syllogismes et des inductions incontestables ; le sourd-muet pense, souvent avec sagacité ; l’homme normal a dans le rêve des pensées qui se produisent sans le secours du langage ; l’enfant qui ne parle pas exerce son activité intellectuelle dans le domaine des sens. — Ce sont là des degrés inférieurs de l’esprit. — Mais la contemplation artistique exclut la parole, loin de la réclamer : la pensée scientifique et logique atteint sans le langage à un degré de ri-