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ANALYSES.h. steinthal. Science du langage.

gueur que cet instrument ne lui donnerait point (formules mathématiques, chimiques). Le mot règne dans le degré moyen de la pensée ; l’homme parle non pas par le moyen des sons, mais avec leur aide (ibid., pp. 48-53). Et d’ailleurs l’histoire et les faits de l’observation quotidienne ne vont-ils pas contre la théorie ? La Chine n’a-t-elle pas une littérature vaste et profonde qui s’adresse à l’œil, nullement à l’oreille ? — La parole est-elle donc innée comme la pensée ? — Que devient la pluralité des langues, si elles sont toutes forme logique d’une même pensée ? — Comment expliquer la parole illogique et les fautes de langage qui ne sont point fautes de pensée ? — Le langage n’est pas le miroir où se reflète la pensée, ou du moins le miroir est distinct de ce qu’il représente. — Et ensuite qu’y a-t-il de commun entre l’étude du grammairien et les notions, les formes de la pensée ? Le langage a ses formes, ses lois indépendantes de celles de la pensée, tout ainsi que l’œuvre d’art a ses lois de l’exécution et de l’ordonnance des matériaux indépendamment de l’idée artistique qui doit l’animer. — Le grammairien-logicien est comme le physiologiste qui, traitant de la vue, parlerait de l’espace, du temps, du triangle, comme le tisserand qui, ayant à décrire son métier, disserterait sur les matériaux qu’il met en œuvre.

Préoccupé d’une étude toute de logique, il se heurte à l’illogique dont le langage est plein, à ses formes insuffisantes et imagées, impuissantes même à traduire directement la pensée dans son intégrité. Il méconnait l’autonomie incontestable du langage, sa liberté entière dans la création de ses formes. Il est obligé de faire appel à cette grammaire générale, tout idéale, fondement dernier de toute langue, suivant G. de Humboldt, squelette de catégories et de lois, abstraction métaphysique sans consistance. — Le langage est une création indépendante et libre, et aucune logique n’a de droit sur lui. Il est hors de doute, ainsi que le veut Becker, qu’il est rationnel dans son développement ; mais, de même qu’il y a des catégories physiques et chimiques (atome, chaleur, etc.) irréductibles à toute catégorie logique, de même il est des catégories grammaticales (adjectif, verbe substantif) que la logique ne peut ni s’assimiler ni juger. C’est en ce sens « qu’il est d’une logique excellente d’affirmer que le langage n’est pas logique » (ibid., p. 72).

À vrai dire, quelle que soit la vérité de la théorie, la plupart de ces arguments, par leur manque de précision et de netteté, prêtent à une critique facile et seraient aisément invoqués à l’appui de la doctrine adverse. Sans parler de l’animal qui, faute de langage, est entièrement incapable d’atteindre aux notions abstraites et générales qui sont la condition du syllogisme et de l’induction, la contemplation artistique ne reste-t-elle pas tout entière dans le domaine de la rêverie et du sentiment, tant qu’elle ne cherche pas à se penser, à se formuler avec précision par le moyen du langage ? les formules scientifiques ne sont-elles pas des symboles postérieurs en date, des simplifications faites après coup d’idées d’abord rigoureusement conçues sous la forme du